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KWON Jeong-hyun

La langue et le couteau



Le roman se passe en 1945 dans une Mandchourie sous occupation japonaise avec  l’armée russe « tapie comme un ours dans la neige » à sa frontière.
Trois personnagess’y affrontent ou cohabitent tour à tour. 
Yamada Otozô, ancien professeur de poésie et de littérature enrôlé de force dans l’armée avant de devenir commandant en chef des troupes d’occupation du Guandong, conscient de la défaite certaine contre les Russes n’attend qu’une chose c’est que cette guerre se termine. Cet homme ambigu, non dénué de perversité et amateur de cuisine recherchée, va tromper l’ennui de cette attente en offrant à un cuisinier condamné pour trahison l’opportunité de sauver sa vie s’il parvient chaque jour à séduire ses papilles. En cas d’échec ce sera la mort pour lui et les siens.
Le cuisinier chinois en sursis, c’est Chen. Instruit dans l’art de la cuisine par son père,  il se dit le meilleur cuisinier de Canton et ne quitte jamais le billot en bois et le couteau que celui-ci lui a légués. La haine du cuisinier talentueux envers les Japonais l’a rapproché du réseau de  résistance communiste local. Sauvé par Otozô, le jeune maître culinaire va devoir dorénavant se surpasser et faire preuve d’une ingéniosité chaque jour renouvelée pour réaliser des plats exceptionnels aptes à satisfaire l’exigeant gourmet sous peine d’entraîner avec lui dans la mort sa mère et sa compagne. « Le cuisinier doit être aussi adroit qu’un magicien, (…) là où le magicien trompe les yeux, le cuisinier trompe la langue. »  
Kilsun, est une jeune Coréenne qui, alors qu’elle  rejoignait son frère communiste entré dans la résistance clandestine contre l’occupant, a été enlevée par l’armée japonaise pour jouer les « femmes de réconfort » à leur QG.  Affectée un temps en cuisine, elle servira ensuite à l’unique plaisir d’Otozô. Sa beauté qui séduit fortement le commandant en chef lui vaudra une réelle amélioration de son sort auprès de lui mais son frère aîné fait pression de toute son autorité pour qu’elle profite de cette opportunité et de cette proximité pour, dans un acte patriotique, éliminer le chef des armées.        
Les relations entre ces trois-là, entre dépendance, abus de pouvoir, cruauté, fantasmes, sensualité, peur, passion et haine sont bien évidemment complexes et le déroulé de cette histoire sur fond de gastronomie et de guerre d’occupation n’est pas sans rebondissements ni émotions.

L’empereur Puyi, jeune et dernier empereur de Chine manipulé comme une marionnette par le Japon impérial dès 1932, la description documentée de l’occupation coréenne avec les forces, tensions et réactions en présence, et enfin le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki par les Américains en 1945 contextualisent le récit et apportent une note historique et géopolitique à la fiction. 

La lutte contre la mort ici est partout. Dans la guerre bien évidemment, dans la persécution des vaincus mais aussi leur rébellion, dans la violence des situations mais aussi dans la lame  utilisée par le  génial cuisinier révolutionnaire « dont le champ de bataille est un simple billot de bois ». La place que tient le sang dans ses recettes fait comme un écho sourd à la barbarie extérieure. Mais, loin de la littérature de genre, La langue et le couteau est davantage un roman sur la résistance sous toutes ses formes à la domination et l’occupation que sur le déroulement du conflit.  Si le frère de Kilsun représente ici le seul résistant au sens propre du terme, dans le trio central composé du commandant, la femme et le cuisinier, chacun pourrait être considéré comme tel dans son refus d’accepter la situation où la guerre l’a précipité pour sauver ce qui lui reste d’honneur. Okuzô, piètre militaire qui aurait préféré rester auprès de ses livres et déteste l’armée, passe son temps à fuir la guerre et la déshumanisation qu’elle produit dans des délires personnels qui lui font retrouver celui qu’il était auparavant. C’est de sa passion pour la cuisine que Chen nourrit sa haine de l’ennemi. Doublement victime parce qu’éternellement dominée en tant que femme, c’est pour son intégrité que Kilsun se bat plus que contre l’occupant japonais en général. La guerre et l’occupation militaire sont toujours destructrices pour les individus, qu’ils appartiennent au camp des vainqueurs ou des vaincus, semble nous dire dans cette fiction décalée l’auteur coréen, au-delà du contexte historique coréen qu’il aborde spécifiquement. 
Dans cette fascinante galerie de portraits, celui de Kilsun prend un relief tout particulier. Cette femme violée à son adolescence avant d’être capturée comme prise de guerre par l’occupant japonais pour être sexuellement exploitée (cas encore actuel  dans de nombreuses guerres dans le monde), cette victime qui jamais n’abdique, faisant de sa révolte intérieure et de la ruse ses meilleurs atouts de survie, est une figure de courage et de résistance face à l’adversité qui force l’admiration.
À côté des affres de la guerre et de la magie culinaire, ce récit ouvre aussi la porte plus globalement sur la culture asiatique à travers l’enfance des personnages et leur  vie de famille, leurs pratiques religieuses, l’éducation ou non éducation des uns et des autres, les rapports sociaux ou les fêtes traditionnelles. La lutte singulière de Chen, par le choix multiculturel (chinois, coréen et japonais) des plats que prépare le cuisinier transfiguré par son art, illustre également les liens anciens et présents presque inextricables qui unissent ces trois pays dont l’histoire a souvent mélangé les cartes.

Ce texte choral dense et foisonnant dont les fils se dénouent lentement s’articule autour des récits faits à la première personne par chaque élément du trio. Outre les informations sur l’avancée de l’armée russe à la frontière qui jalonnent le roman, celui-ci est rythmé par les rocambolesques péripéties des personnages qui font progresser l’intrigue. Mais quittant le réalisme brut, l’écrivain atténue la violence de ses inventions narratives par une lente dérive vers l’invraisemblable donnant par moment des airs de conte à son roman.
L’écriture de Kwon Jeong-hyun est fluide mais exigeante, tantôt sensuelle ou poétique tantôt tranchante comme un couteau, avec une richesse et un raffinement du vocabulaire assez séduisants. Un épilogue vient clore le roman de façon émouvante et positive.

La langue et le couteau qui aborde une période historique complexe de la Corée marquée par les relations difficiles de ce pays avec ses voisins en l’illustrant par une extraordinaire parabole culinaire, est un roman étonnant et palpitant à ne pas manquer.

Dominique Baillon-Lalande 
(22/11/19)    



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KWON Jeong-hyun, La langue et le couteau
Picquier

(Septembre 2019)
304 pages - 20 €


Traduit du coréen par
Lim Yeong-hee
et
Lucie Modde













KWON jeong-hyun
né en Corée du Sud en 1970, romancier et nouvelliste, écrit depuis ses années de lycée.
La langue et le couteau, son premier livre traduit
en français, est en cours d'adaptation en Corée pour le cinéma
et la télévision.