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Jean-Claude TARDIF


L’illusion du père


Gabriel Hans Formose Durtal est aussi petit et malingre que ce nom à rallonge est imposant. C’est cet enfant, vivant avec sa mère sur une petite île, qui partage avec le lecteur son quotidien, ses réflexions, ses colères et ses rêves.
Ils sont partis le père, la mère et lui encore nourrisson d’un pays rayé de la carte dont on le nom même a été changé après-guerre. Mais c’est seule, avec une valise et le petit Gabriel dans les bras, que la jeune femme a débarqué un jour sur l’île par le bateau de cinq heures.
Ils sont dorénavant une famille d’exilés pauvres et monoparentale tolérés par la population locale pour cette discrétion qui les a fait s’installer dans une vieille maison abandonnée à la lisière du village sans faire de bruit ni jamais solliciter d’aide. Une île oubliée du monde et refermée sur elle-même où les traditions font loi et les superstitions tiennent lieu de religion.
À l’école le gamin maigre et craintif dont les autres se moquent parce qu’il n’est pas d’ici, pas des leurs, se tient à l’écart derrière un livre pendant la récréation. Pas n’importe quel livre, non, L’Enchiridion, ce recueil d’oraisons mystérieuses à réciter pour conjurer les charmes, enchantements et sortilèges, apparu mystérieusement près de son lit la nuit d’un terrible cauchemar qui lui avait donné la fièvre. Ça impressionne les autres et calme le jeu.

De ce père absent qui prend toute la place dans son imaginaire, l’enfant ne sait que les récits merveilleux que sa mère lui contait petit sur ce grand magicien prestidigitateur toujours en voyage à travers le monde pour ses spectacles. C’est plus tard, quand elle s’était enfermée dans le silence ne faisant même plus semblant d’espérer son retour, qu’il lui manquera le plus. « Toute ma colère, ma rage se tournait vers mon père qui n’était pas là, ne l’avait jamais été ! Qui nous avait laissés maman et moi pour ne suivre que des illusions  qu’il allait jusqu’à créer. Peut-être n’étions nous devenus pour lui, avec le temps, qu’une illusion parmi tant d’autres. »
Finalement, sa petite vie bâtie sur l’absence qu’il ressent comme « construite par le hasard » dans l’engourdissement de l’île se déroule, par la grâce de l’affection et des soins maternels prodigués,  sans drame ni singularité nouvelle. Seule la livraison par bateau de cette grande « malle des Indes » dont l’enfant s’est immédiatement persuadé que l’expéditeur non mentionné en était son père, que sa mère a laissée toute sa vie derrière la porte sans même l’ouvrir, viendra bousculer un temps l’ordinaire et entre eux faire sujet.  
Avec l’âge, quand prenant un peu d’autonomie il s’aventurera au port après l’école, il y fera deux rencontres marquantes. Yoris, ce vieil ivrogne venu d’ailleurs mais faisant partie du décor qui disparaît et réapparaît sans cesse. L’enfant ne l’aurait probablement pas remarqué si celui-ci ne l’avait apostrophé en colère sans qu’il n’y comprenne rien. Sa mère à laquelle il a immédiatement raconté la scène a pourtant tout fait pour le rassurer, lui expliquant qu’il ne fallait pas porter attention à ses propos car quand « sa vie lui revenait en pleine gueule, il ne le supportait pas. Alors après l’avoir vomie comme un mauvais vin, il se lavait la bouche avec un flot d’injures et la tête avec de nouveaux paysages ». Mais le gamin sent bien que sa mère pour le protéger ne lui a jamais vraiment dit la vérité. Alors, depuis ce jour Gabriel guette vainement ce fantôme qui semble s’affranchir de l’espace et du temps pour avoir une explication, laissant son imagination vagabonder jusqu’à imaginer que celui-ci pourrait  être malgré son âge avancé un messager du père voire le père lui-même.  
C’est alors que Karl, un jeune marin-pêcheur moins costaud et plus pâle que ses collègues qui ne se mêle jamais aux autres et ne s’embrouille jamais avec, remarque ce gamin solitaire et différent qui hante le port en silence. Entre lui et Gabriel fasciné par ce jeune adulte qu’il observait du coin de l’œil depuis un moment se construira une amitié durable.

À la disparition de sa mère Gabriel aura atteint un âge suffisant pour se débrouiller seul sans avoir à solliciter l’aide des villageois. La disparition du corps de la défunte aperçu par la gendarmerie au pied de la falaise et volatilisé sans laisser de trace le temps de le récupérer constitua un mystère qui ne le perturba pas démesurément. La conclusion du brigadier, à savoir « drôle d’histoire, c’est digne de la série noire mais je n’ai pas le physique de Philip Marlowe», avait suffi à classer l’affaire pour la police. Pour l’adolescent au pays d’origine et au père déjà disparus, il perçut simplement ce nouvel événement comme une suite logique à leur histoire. Il ne garda de cette mère aimante mais peu expansive qui s’effaçait déjà à mesure qu’il grandissait que ces phrases énigmatiques plusieurs fois énoncées et jetées sur le papier avant de disparaître définitivement : « Chacun a une place dans le roman de sa vie [...] Un jour tu comprendras, au moment où tu t’y attendras le moins peut-être [...] Lui te reconnaîtra le moment venu. »

Dans la solitude de la vieille masure, vivant de peu et ne voyant presque personne en dehors du fidèle Karl, Gabriel se lance alors dans l’apprentissage de la peinture par correspondance. Une vraie révélation qui le conduira à quitter l’île une fois ses études achevées pour faire carrière comme copiste puis faussaire. « Très tôt j’ai compris qu’on ne voyait que ce qu’on voulait voir. Que tout tenait à cette évidence qui n’en était pas une. Nous n’étions finalement que magie, qu’illusion [...] Mes parents  eux-mêmes n’avaient peut-être été que cela, des trompe-l’œil et, en conséquence, moi-même j’étais sans doute pas autre chose qu’un faux. » Il a du talent et le succès s’invite rapidement au  rendez-vous.  « Mes copies finirent par être reconnues à l’égal de véritables œuvres d’art. Plus vrais que les originaux avait même écrit, dans un grand journal du soir, un critique faisant autorité » relèvel’homme toujours aussi détaché du monde réel avec amusement.

Ce récit qui couvre l’enfance puis l’âge adulte du narrateur n’a rien de réaliste. Comme dans un conte, avec sa part d’onirisme et de mystère, Jean-Claude Tardif parsème son texte d’images, de symboles, immerge son lecteur dans une étrange atmosphère plus qu’il ne s’arrête vraiment sur la vie de son protagoniste. De lui, nous connaîtrons davantage ses émotions, ses fantasmes, ses peurs et sa vie rêvée que sa personnalité ou son quotidien.
Les maîtres mots ici sont l’absence et  la disparition. Même la maison dans laquelle il habitait avec sa mère a fini par disparaître, comme si elle n’avait jamais existé. « Je ne me souvenais plus de notre pays, me rappelais à peine l’île dont ma mère m’avait dit un jour qu’elle était trop petite pour figurer sur les cartes […] il m’arrivait même, maintenant qu’elle n’était plus là, de douter de mon état civil. » Dans cette mystérieuse brume qui efface les contours des choses et des gens, la difficulté de saisir son identité, d’être, de communiquer avec les autres et de laisser une empreinte envahissent l’espace du texte aussi sûrement que le fantôme du père.

La langue construit un véritable écrin poétique à cette biographie imaginaire avec des mots de métier disparu comme « acagnarder la malle », des expressions obsolètes pleines de charme comme ce « jean-foutre » passé depuis longtemps aux oubliettes et des  trouvailles personnelles goûteuses comme l’expression « se débaucher les yeux », cette phrase : « Il se barbouillait de mots dont il avait perdu le sens » ou cette description des ouvriersde l’île « qui se brûlent les ailes et le reste du corps à la fonderie ».

Un livre précieux et sensible qui s’adresse à nos sens. À déguster sans hâte. 

Dominique Baillon-Lalande 
(04/07/18)    



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Lectures








Racine et Icare

(Avril 2018)
72 pages - 10 €











Jean-Claude Tardif,
né en 1963 à Rennes dans une famille ouvrière, auteur d'une quinzaine de recueils de nouvelles et autant de poésie, anime depuis 1999 la revue littéraire A l'Index.



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