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Le premier chapitre prend la forme d’une longue lettre de Mathilde, celle que toute la famille s’entend à considérer comme « trop sensible, trop compliquée, pas normale », à ce frère qu’elle ne voit plus. Cette immersion immédiate, un peu décousue, brouillonne et intrigante, expose en fait les attendus du projet du livre libérateur dans lequel la femme se lance et que les lecteurs que nous sommes ont aujourd’hui entre les mains. Il s’agira donc non d’une confession, ni d’un plaidoyer pour une hypothétique réconciliation ou d’une justification de ses choix personnels, mais d’un retour sur l’histoire familiale sur trois générations, là où peut-être tout prend sa source. Plonger dans le passé pour dépasser les blessures et les ressentis de l’ enfance en contextualisant la vie des parents avec leurs ramifications pour essayer de comprendre leur couple, relier les fils, dire des faits, des dates, essayer de combler les vides, « être juste, sans indulgence mais sans jugement » puis raconter, voilà les objectifs de Mathilde. Les lettres au frère continueront à s’insérer dans les chapitres narratifs suivants pour se faire de plus en plus courtes puis disparaître peu à peu. Mathilde, fillette timide et sensible, curieuse et poreuse à ce qui l’entoure, vécut ainsi une enfance dorée dans un cadre idyllique marquée par une mère effacée et en souffrance et un père tempétueux et imprévisible. « Les cris de papa continuent à me paralyser. Ils me remplissent de honte et font de moi une moins-que-rien. [...] M'évaporer dans les airs ou m'enfoncer dans la terre, ce sont les seules chances de salut qui me restent quand mon père hurle en me fixant de ses yeux rouges », écrit-elle. Quitter son meilleur ami l’année du putsch contre Salvador Allende quand sa famille quitta Santiago pour São Paulo fut difficile mais un cercle familial élargi (oncles, tantes, grands-parents) et des cousins de son âge l’attendaient déjà à bras ouverts. Le bonheur de la mère de retrouver ainsi les siens fut de courte durée. La détestation du père pour ce pays sale, arriéré, bruyant et dangereux, son humeur plus massacrante encore ont pour effet de développer chez elle une angoisse et une frayeur permanentes et pathologiques. « Grâce à ma sensibilité aiguisée, je suis capable de sentir l’arrivée d’un orage avant les autres. Je comprends les rouages en jeu dans ma famille, les anticipe et sais ce qu’il faut faire pour éviter le pire. Je sais aussi rassurer et consoler ma mère » écrit Mathilde sur cette époque. Fort heureusement la maison de campagne à Guaruja avec son environnement naturel luxuriant où seules quelques résidences triées sur le volet ont pu être construites semble avoir des vertus magiques pour Manfred et offre à la petite famille des parenthèses de calme. C’est un père détendu et amoureux de la nature que, comme lors des vacances chez Grosspapa et Grossmama tous les deux ans en Suisse, les enfants retrouvent. L’aventure brésilienne qui s’imprima si fort dans l’esprit de la gamine dura jusqu’à ses dix ans, quand fut programmé le retour de la famille en Suisse. Contrairement à son frère, Mathilde a aimé l’école et ses études furent brillantes. Les sciences depuis toujours l’attiraient et la rassuraient – « Identifier les inconnues dans les équations [...] me semble une opération beaucoup plus simple que tout le reste » – et elle obtient à l’université un doctorat de biochimie.Mais derrière l’étudiante appliquée et déterminée se cache l’enfant honteuse et apeurée qu’elle n’a cessé d’être. La solitaire finit par avoir une histoire amoureuse avec un exilé colombien qu’elle épouse assez vite pour lui éviter l’expulsion. Elle aura deux enfants avec cet homme rigide et très actif dans une communauté religieuse catholique qu’elle intégrera à sa suite. Les élever mettra fin à son travail de recherche pour travailler à domicile. Elle mettra dorénavant ses compétences au service de l’industrie médicale comme traductrice. Le couple mal assorti finit par divorcer et Mathilde, qui peine à élever seule ses deux enfants, doute et s’épuise. Elle a l’impression de n’avoir jamais été à la hauteur. « Je n’osais pas conduire de peur qu’on me coupe la priorité comme on me coupait la parole » avoue-t-elle.Un nouveau mariage et un troisième enfant plus tard, quand le passé et l’angoisse ressurgissent, elle se décide à chercher de l’aide et commence une psychothérapie. Écrire lui conseille-t-on. C’est une hypothèse séduisante. Le lecteur devine à travers cette exploration familiale où l’héroïne cherche à faire la lumière sur ce qui a anéanti sa mère et sur cette inadéquation à la vie qu’elle aurait reçue en héritage, le traumatisme d’un manque d’amour jamais comblé. Le seul drame présent dans le roman est celui, à peine suggéré, qui aurait touché et détruit Anna. Le « cas Mathilde » à l’enfance ni violente ni pervertie mais juste marquée par l’absence d’affection et un père autoritaire est plus ordinaire. C’est de là pourtant qu’elle tire sa difficulté à être, à vivre et s’affirmer. Quand se faire oublier est la seule solution à la portée d’une enfant face aux fureurs paternelles, quand l’exil vous fait changer de langue, de culture et d’habitude plusieurs fois durant vos douze premières années de vie comment s’étonner des difficultés que rencontre l’adulte à créer des liens et à prendre de l’assurance ? Quelles racines, quelle identité et quelle place sont vraiment les siennes ? Entre mirage de l’enfance et déception de l’âge adulte, comment y voir clair et comment s’épanouir comme mère et épouse en restant fille et sœur ? Voilà les questions qui tournent en boucle dans la tête de Mathilde. Des interrogations qui se colorent assurément d’une teinte aussi universelle que personnelle. Le féminisme est quant à lui bien présent dans ce roman où les jeunes filles sont destinées à faire de bonnes épouses et non carrière, où quand elles se sont battues pour avoir un métier elles l’abandonnent pour élever leurs enfants et sont tenues à s’effacer pour se mettre au service des autres (mère, époux, enfants) en silence et avec le sourire. Les évolutions de 1920 à la fin du siècle semblent ici bien limitées. Une tension entre les contraires, du mal-être et l’amour de la vie, de la souffrance et des joies, le sentiment complexe d'un manque conjugué au désir et à l’espoir, une nostalgie heureuse plus portugaise ou brésilienne que suisse voilà les piliers de ce récit. Vous avez dit « Saudade » ? Rarement titre aura été aussi bien trouvé. Dominique Baillon-Lalande (17/09/18) |
Sommaire Lectures Carnets Nord (Août 2018) 208 pages - 15 €
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