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SHENG Keyi

Un Paradis



Wenshui est une fillette simple d’esprit et muette élevée avec amour par sa mère dans un village pauvre et reculé. À la mort de celle-ci, la fille alors pubère se retrouve seule à la rue. Son seul véritable ami est un Chihuahua noir qui ne la quitte pas d’une semelle. Dans un parc, près des toilettes, un homme aperçoit par hasard cette jeune pouilleuse « qui n’a pas plus d’entendement qu’un chien » mais  solide et « débordante d’énergie vitale comme une bufflonne ». Il l’embarque alors au « Paradis » où un nouveau prénom (Pêche) et un nouveau destin l’attendent. 
Le Paradis, c’est une clinique illégale pour mères porteuses clandestines située près de Shanghai et crée par « Président Niu », un homme d’affaires véreux de petite envergure surnommé « Boulette-de-bœuf » pour son embonpoint, lâche et fat. Pour satisfaire les ambitions de son épouse qui ne rêve que de haute position sociale, de luxe et de voyages à l’étranger et pourvoir à l’éducation de son fils  l’homme passe au « Paradis » la plupart de ses journées assisté de Ding-Dang, sa maîtresse à forte poitrine, « Petit-Général » un malin ambitieux qui profite des circonstances et « Caporal » le chef des gardes discret, loyal et dévoué au centre. Ici, « les bébés sont des produits » et les mères des « productrices » et Niu espère voir un jour cette entreprise dont il est si fier avec des succursales et cotée en bourse. « Notre entreprise est encore trop petite, nous avons beaucoup de demandes que nous ne pouvons satisfaire. Je suis convaincu que de nouveaux centres vont voir le jour sous peu dans d'autres villes et que le mouvement va s'étendre aux chefs-lieux de toutes les provinces. En fait, si le centre est autorisé et enregistré, il me faudra à peine quelques années avant de pouvoir faire une introduction en Bourse pour me financer. » Mais quand il pare fièrement son établissement d’atours humanitaires, une des procréatrices lui réplique que « cette maison n’est pas au service de l’humain mais au service du fœtus, au service du fric ». Niu contrarié souvent se plaint à sa femme :  « Il y a quelques femmes enceintes qui ne me laissent pas l'esprit en paix, celles qui ont fait un peu d'études : elles n'arrêtent pas de se plaindre du règlement du centre […] J'ai sévi tout de suite, mais je ne peux aller trop loin, sinon elles risqueraient d'aller déposer plainte. »
Cependant les candidates prête à « louer leur utérus » ne manquent pas.  Il y a là plusieurs dizaines de femmes venues louer leur corps pour gagner de cinq à vingt mille Yuans selon les clients afin de sortir leur famille d’une passe difficile. Elles y trouvent durant leur séjour de dix mois tous les soins nécessaires à leur santé, plusieurs repas par jour, une chambre à un ou deux lits, des douches et même des activités physiques et des divertissements à demeure pour, après insémination, se consacrer toute à la gestation d’un nourrisson de première qualité pour lequel un couple infertile de riches chinois a passé commande. Afin que rien ne puisse troubler la paix intérieure de celles qui se sont vu attribuer un numéro d’identification à leur arrivée ni les détourner de leur mission, les femmes vivent coupées de leur famille, dans un monde clos protégé par des grillages et des barreaux et sous surveillance permanente.     
Dans ce gynécée d’un autre âge où les femmes ont vite remplacé les numéros attribués par l’administration du centre par des noms de fruits comme c’était la tradition pour les concubines de la Chine impériale, certaines se révoltent, d’autres patientent et parfois l’une d’elles se sentant incapable d’abandonner l’être qu’elle porte dans son ventre rêve de se sauver…

            La singularité de ce roman est qu’il n’aborde pas vraiment la question morale que pose ou poserait l’existence d’un tel centre de GPA en Chine mais déplace son centre d’intérêt de l’entreprise de procréation aux personnages des procréatrices dont l’auteure s’attache à nous restituer avec finesse et empathie la psychologie, le vécu, les sentiments mais aussi le comportement individuel et collectif in situ. Et cette communauté composite cache en son sein de beaux et divers personnages de femmes venues d’univers différents, soumises ou rebelles, déjà mères ou non, plus ou moins solidaires, attachantes ou agaçantes, présentées comme des êtres humains riches et complexes et non comme de simples victimes. En face d’elles, le personnage de l’unique femme de l’équipe ne sera développé que sous l’angle d’une geôlière finalement aussi prisonnière et malmenée par les hommes que celles qu’elle surveille. Le président-directeur et ses deux adjoints par contre ont droit à un tableau d’un tout autre genre, caricatural, comique et à charge. Boulette-de-viande, cet homme qui se voudrait riche et puissant mais n’est qu’un lâche terrorisé par sa femme et par l’éventuel risque de dénonciation qui réduirait à néant tous ses efforts, est aussi stupide, ridicule et pitoyable que son nom. Petit-Général ne vaut guère mieux, aveuglé par sa folle ambition de prendre la place de son directeur et par son goût immodéré pour le sexe. Seul Caporal, être peu flamboyant mais sérieux dans son travail et ses sentiments, parvient à sauver un peu la mise masculine. Des riches clients du Paradis nous ne saurons rien.

Le ton et l’atmosphère du livre tiennent beaucoup au choix fait par l’auteure de prendre pour narratrice une toute jeune fille muette, attardée et innocente. Celle-ci s’infiltre partout dans l’établissement sans inquiéter personne, tant on la croit idiote et incapable de comprendre ce qui se trame sous ses yeux, lui conférant la place de témoin privilégié du quotidien du centre et du comportement des uns et les autres. Se révèlent ainsi Clémentine, le leader incontesté de la rébellion, Ananas l’individualiste blasée, Poire-des-neiges l’opportuniste, Grenade qui se vend pour assurer l’avenir de sa fille autiste et prend la muette sous son aile, Fraise contrainte de payer les soins de sa mère malade, Pomme la placide qui tricote… avec leur complicité voire leur solidarité ponctuelles qui n’empêchent nullement les mesquineries, jalousies ou conflits de s’y exprimer comme dans toute communauté. Les itinéraires singuliers de chacune nous donnent un aperçu assez global de la condition féminine dans la Chine contemporaine. Rôdant autour de Pêche il y a aussi  Ding-Dang, dont on se demande longtemps si elle est vraiment enamourée de Niu ou simplement manipulatrice et ambitieuse, et ces hommes qui font la loi sans être vraiment maîtres d’eux-mêmes.
Par ailleurs comme l’esprit de Pêche s’échappe sans cesse allant du présent au passé, de la réalité au rêve, la narratrice se dédouble entre Wenshui, pour évoquer non sans onirisme ses souvenirs, ses visions et la nature, et Pêche pour les rapports, émaillés de nombreux dialogues, concernant son huis clos contraint. Parfois son esprit s’emmêle et saute du coq à l’âne, gommant l’espace et le temps dans la même phrase et amenant une certaine confusion pour le lecteur immergé dans ses pensées. Comme la fillette à peine grandie est beaucoup plus sensible aux gestes de ses compagnes, aux couleurs qui l’entourent et à son ressenti plutôt qu'à ce qui se déroule réellement sous ses yeux ou se dit, il en résulte un tableau plus impressionniste qu’analytique qui gagne en émotion.  Et c’est ce subterfuge qui rend la réalité du sujet assez lourd en lui-même supportable permettant à l’auteure d’introduire dans son récit une naïveté, une douceur, une poésie, une tendresse, un décalage voire un humour qui n’auraient autrement pu y trouver place. 
« Maman a vendu un demi-panier d’œufs pour m’emmener m’inscrire à l’école. Mais le maître n’a pas voulu me prendre. Du coup avec l’argent des frais de scolarité, maman m’a fait une jupe rouge. »
« Porté par le vent, on peut s'envoler, comme un oiseau. Il est le bienvenu, le vent, je lui ouvre les bras. Traverse les nuages et vole droit vers le soleil. Traverse la nuit noire, dans un ciel plein d'étoiles, épanouies comme des fleurs de chrysanthèmes sauvages. Je vole. Vois le village. Les toits. La rivière. Le coteau. Les arbres qui poussent au bord de la mare en contemplant leur reflet dans l'eau, sans se mêler à la foule. Autour des feuilles de lotus se forment des vagues. »
« Selon le président Niu (…) la musique nourrit la production et rend plus intelligent. »
« Ses doigts sont  comme des poussins en train de picorer, toc-toc-toc, en train de picorer, tac-tac-tac, le clavier. »
«Le président esquisse un sourire et pose ses deux mains très blanches sur son ventre dont elles se mettent à suivre les mouvements. 1, 2, 3... 9... 10. Dix petits cochons blancs dorment sur son ventre. »
« La mesure du bonheur n’est pas la même selon l’aisselle où on met le thermomètre. »
 
Ce roman qui évite le parti pris sur la question éthique actuellement posée dans de nombreux pays par la GPA et qui ne cherche pas vraiment à lancer ce débat, loin de la critique politique ou sociale virulente autant que de la recherche du sensationnel, parvient en incarnant les différents points de vue et en les contextualisant à trouver un ton juste et sobre. À travers ces femmes et ces hommes, c’est toute la société moderne chinoise, avec le choc entre communisme et capitalisme qui la caractérise, qui se dévoile à nous. Comment comprendre cette marchandisation du corps sans évoquer la pauvreté, les conséquences de la politique de l’enfant unique, le machisme, l’absence de politique sociale et de prise en charge des soins médicaux mais aussi les dérives de la société de consommation et les logiques de spéculations financières qui s’installent de façon de plus  en plus offensives à l’échelle du pays ?

Des aquarelles très classiques réalisées par l’auteure, représentant son héroïne accompagnée de son chien dans un cadre naturel, parsèment le roman, en écho à l’enfance et aux rêves de Wenshui. Des pauses de sérénité et de grâce qui dans la tête du lecteur rejoignent le ballet des robes de couleur des pensionnaires aux noms de fruits pour faire le lien avec la Chine ancestrale.

Ce roman intelligent, féministe assurément, sensible et décalé, plus psychologique et émotionnel que critique, qui se contente de questionner la GPA par le prisme social et humain des mères porteuses, ne laisse pas indifférent. Si le contexte et le cadre sont ici éminemment chinois, ces femmes prêtes à louer leur corps pourraient être de n’importe où et leurs réactions ne sont pas si éloignées de celles que chacune de nous pourrait avoir en ces circonstances. Un Paradis, septième roman de cette auteure issue de la nouvelle génération de romanciers chinois est une immersion dans la terre du milieu contemporaine ouverte au business de la procréation et à la capitalisation des corps moins exotique qu’il n’y paraît mais traitée avec une finesse, une délicatesse, un humour et une empathie qui lui confèrent tout son charme et son intérêt.

Dominique Baillon-Lalande 
(26/11/18)    



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Philippe Picquier

(Septembre 2018)
176 pages – 17 €

Traduit du chinois par
Brigitte DUZAN




Les aquarelles qui accompagnent le texte ont été réalisées par l’auteure pour l’édition française.














SHENG Keyi,
née en 1973 dans le Hunan, est l’auteure de nombreuses nouvelles et de six romans. Un Paradis est le premier à paraître en France.