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Ivy POCHODA

Route 62



Le roman commence par une scène très cinématographique : Los Angeles 2010, sept heures du matin, un homme blond, athlétique et complètement nu slalome à contre-sens entre les véhicules sur la Highway 110, un fait divers hors du commun qui paralyse la circulation tandis que les photos de l’événement sont  diffusées en flot continu sur les réseaux sociaux. « Le coureur quitte l’autoroute et franchit le talus juste après la 7e Rue. Seuls quelques témoins le voient gravir la colline parsemée d’arbres asphyxiés, contourner les buissons rachitiques qui entourent une résidence criarde d’appartement vaguement italiens et continuer son chemin vers l’ouest. Il pénètre dans un no-man’s land de bâtiments médicaux, d’immeuble glauques et de restaurants obscurs. Il double des businessmen aux voitures clinquantes en route vers les gratte-ciel du quartier des affaires, des camions de livraison qui retournent vers les entrepôts, des cyclistes qui jonglent avec les arrêts et les redémarrages des bus. C’est une foule hétéroclite qui l’observe : des ouvriers prêts pour le premier service dans les ateliers, des SDF de Skid Row à la dérive, du personnel hospitalier, biologistes et infirmières fatigués tout juste sortis de leur garde de nuit, des habitants des quelques immeubles décrépits, des travailleurs sans papiers en quête de petits boulots sur le parking du Home Depot. Pour tous ceux qui le voient, il est une apparition. »
Coincés dans les embouteillages, Ren, Blake et Tony assistent au spectacle incongru chacun de leur côté mais ce dernier est le seul à sauter hors de sa grosse cylindrée pour courir à sa suite, comme si cet avocat blanc de la middle-class à la vie trop bien réglée et au bord du burn-out n'attendait que cela pour s'arracher à la routine de son quotidien. C’est vers Skid Row que Tony se fera intercepter par la police pour trouble à l’ordre public et abandon de véhicule. Cela lui vaudra quelques heures de cellule et d’interrogatoire tandis que l’ange blond lui semble s’être volatilisé. Dans ce quartier pauvre et multiracial en plein centre-ville de Los Angeles, paumés, drogués et marginaux à la dérive se croisent mais les communautés se juxtaposent sans jamais se mélanger. Avec ses trottoirs sales, dans un environnement chaotique de tentes, cabanes de misère ou abris en carton,  le cœur de la cité des anges accueille la plus grande concentration de sans-abri de Californie. On en compterait plus de 20 000, jetés là par la crise, l’abandon, le désespoir avec la drogue et la maladie qui les décime à petit feu. 
Les histoires ne commencent jamais ici, Skid Row n’est que la fin du voyage. Ainsi en est-il des  personnages clés du roman. L’auteure remonte le temps pour les saisir dans leur réalité d’avant, à la frontière de la Californie et de l’Arizona, dans les quartiers riches de l’ouest de L.A., dans le Twentynine  Palms, le parc Joshua Tree ou dans le désert des Mojaves, là où ils se sont brûlés avant de fuir par la route 62. Certains d’entre eux se sont déjà croisés dans le ranch de Howling Tree, perdu au milieu de nulle part dirigé par Patrick. Le gourou qui passe pour un guérisseur capable de soigner le corps et les âmes, accueille dans sa communauté tous les errants qui acceptent de travailler bénévolement dans son élevage de poulets familial avant les séances collectives de défoulement personnel du soir autour d’un feu de bois censées les aider à trouver le chemin vers eux-mêmes. Dans l’ombre, du haut de leurs quinze ans, Owen et James, fils jumeaux du fermier-guérisseur,  observent, commencent en douce à se rebeller face à l’autorité du chef de clan et à rêver d’un ailleurs.
C’est cette communauté que Britt, étudiante et tenniswoman de haut niveau à la fac fragilisée par un accident qui revient la hanter chaque nuit, a rejointe.  Un autre drame l’en chassera et c’est sur les traces de James qu’elle arrivera plus tard à Skid Row. Blake et Sam, ex-taulards paumés et violents qu’unit une complicité affective ont ensemble pris la route à la recherche d’une mythique Wonder Walley nichée dans le désert. C’est ainsi qu’un peu plus tard ils débarqueront au Ranch avec Sam gravement blessé et nécessitant des soins urgents et discrets. Blake sera seul à en repartir et on le retrouvera en dealer de médocs à Skid Row. Ren, lui, un jeune graffeur noir sorti depuis peu du centre de détention pour mineurs, est venu ici chercher Laïla, cette mère qui l’a abandonné à son mauvais sort aux deux tiers de sa peine sans donner signe de vie. C’est  sous une tente dépliée chaque nuit sur le trottoir, tuberculeuse revendant ses médicaments pour se nourrir, qu’il la retrouvera. Le garçon décide alors de la sauver malgré elle…
Ce sont ces trajectoires douloureuses ou tragiques, entre vie et mort, qu’Ivy Pochoda va tisser entre elles. De la scène initiale avec la course de l’ange nu à celle du bain de Tony tout aussi dénudé à la plage de Santa Monica qui vient clore le roman, l’auteure juxtapose sous forme de flash-back 4 ans (2006-2010) de la vie de ses six personnages avant que le hasard les réunisse à Skid Row.  

       Route 62 est un roman noir polyphonique, naturaliste et social où la misère d’un L.A. au ras du sol, bien loin des paillettes d’Hollywood et du cliché des superbes plages, est soudain sous le feu des projecteurs. Et Ivy Pochoda ne mâche pas ses mots et ne floute pas ses images pour dénoncer la sombre réalité de ceux que la société abandonne et dont elle détourne le regard. Y vivent des hommes et des femmes en rupture avec la société, souvent en fuite, tendus vers une impossible rédemption, qui jamais ne deviennent des clichés ou des caricatures tant l’auteure fouille avec finesse leur psychologie et les envisage avec empathie et respect, dans leurs rêves brisés, leur culpabilité, leurs peurs et leurs échecs. La frontière entre le voyou et sa victime est parfois ténue quand un geste a fait basculer brutalement une vie dans le drame sans retour possible, avec l’incompréhension et le remords dans son sillage.
Bien évidemment l’immersion dans la violence que nous impose Ivy Pochoda à travers ces destins saccagés et la rue qui les accueille est sans filtre et sans concession, mais un équilibre entre le mal et le bien s’instaure par l’intermédiaire de scènes comme celles qui nous montrent la tendresse du fils rêvant d’amener sa mère voir la mer pour la première fois, le geste d’une toute jeune femme qui offre sa solidarité à un garçon à peine sorti de l’enfance quand son innocence se tache de sang, la fidélité indéfectible d’un taulard pour son compagnon de route, la libération d’un gamin mal grandi quand le fantôme qui le torture depuis ses douze ans se dissout enfin dans le rayon de soleil qui illumine son rachat.
Dans ce roman à la fois sombre et lumineux, si de vrais moments d’émotion et l’espoir s’infiltrent malgré tout, c’est celui que l’auteure met en ceux qui lui ont servi de modèles : les laissés-pour-compte de Skid Row qu’elle a rencontré lors d’un atelier d’écriture mené à leur intention, dont elle a ainsi pu et su percevoir la beauté et l’humanité sous la crasse et le désespoir.
 
Ce récit fragmenté dont la construction, loin de nuire à la cohérence, donne une impression constante de mouvement, elle-même renforcée par le rythme vif d’une narration entrecoupée par de nombreux dialogues, nous tient en haleine sans faiblir.  Au fil des pages les contours du puzzle se précisent, la connexion entre les personnages prend forme,  des indices semés comme des petits cailloux se glissent et  l’intrigue se construit en tension sous nos yeux en prenant sens, avant d’aboutir à une fin chorale très réussie.
Ce roman  puissant à l’identité américaine incontestable (avec dans le titre français un écho appuyé au livre de Kerouac) qui fait de L.A. non un décor mais un personnage à part entière est porté par une ambition sociologique qui fait glisser progressivement le regard du destin individuel des personnages à celui d’une nouvelle classe de naufragés. Et c’est le «Rêve Américain» lui-même que Ivy Pochoda, en se penchant avec bienveillance dans son auscultation de la ville malade sur les invisibles jetés dans la rue et abandonnés sur le bas-côté, met à mal. 
Wonder Valley (titre original) est un polar politique sur l’Amérique désenchantée qui conjugue  émotion, suspense, et devient lumineux par le regard que son auteure porte sur les destins singuliers de ces êtres de peu qui hantent la Cité des Anges côté Skid Row. Un récit profond et incandescent à lire absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(24/12/18)    



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Liana Levi

(Septembre 2018)
352 pages - 22 €


Traduit de l’anglais
(États-Unis) par
Adélaïde Pralon









Ivy Pochoda,
née à Brooklyn, est
l’auteur de trois romans.