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Un livre patchwork entre photographies en noir & blanc prises par l’auteure, poèmes, reproductions de manuscrits, deux textes courts (le premier, Esprit, mode d’emploi, un journal avec des observations, des sensations jetées sur le papier et des réflexions sur l’écriture et l’inspiration, le dernier, Un rêve n’est pas un rêve, sur une visite à la fille de Camus dans la maison de l’écrivain) qui encadrent une nouvelle de fiction de 70 pages ayant donné son titre au livre Dévotion. Le livre commence par évoquer un film (La Croisée des vents de Martti Helde, tourné à partir de lettres écrites par des déportés estoniens dans la forêt sibérienne) découvert par hasard sur Internet et le rêve venu ensuite s’y superposer engendrant d’autres visions ouvrant la porte à tout un travail de l’inconscient et l’imaginaire. Cet épisode, qui se produit juste avant que Patti Smith parte en tournée promotionnelle en France, permet à l’auteure de s’attarder ensuite sur son Paris mythique personnel, des bureaux de Gallimard où flottent entre autres les fantômes de Mishima, Camus, Proust ou Nabokov à la statue de Voltaire, de la tête de Dora Maar réalisée par Picasso en hommage à Apollinaire dans le petit jardin de l’église de Saint-Germain-des-Prés au Café de Flore. Un « je me souviens » très littéraire, évidemment. L’artiste déambule dans les rues en compagnie de Pedigree de Modiano emporté à la hâte avec un essai sur la vie de la philosophe Simone Weil avant de prendre l’avion. « Je m'en veux de ne pas écrire, mais je me dis que se perdre dans la torpeur énergisée de l'univers de Modiano c'est presque comme écrire. » Sans projet précis, Patti Smith se nourrit de tout : elle observe, absorbe, capte les coïncidences, noue des liens, laisse son instinct parler, prend des notes et des photos. Elle se rendra ensuite à Ashford en Angleterre sur la tombe de Simone Weil. Celle-ci met en scène deux personnages. Au centre de tout il y a Eugenia, née en Estonie et venue à quatre ans en Suisse avec sa jeune et très belle tante Irina accompagnée de son riche protecteur deux fois plus âgé qu’elle. C’est lui, Martin, qui apprendra à la fillette les échecs, les sciences, les langues étrangères et lui fera donner dès son jeune âge des cours de danse et de patinage. Eugenia est déjà une élève brillante voire surdouée quand, à ses onze ans, Martin décède d’une crise cardiaque ne leur laissant qu’une petite maison à la lisière de la forêt près d’un étang. C’est sur sa surface glacée qu’elle patinera dès lors chaque hiver dès qu’elle le pourra. Enfin, aux seize ans de l’enfant, c’est Irina, ayant rencontré un nouvel amour et souhaitant retrouver sa liberté, qui partira refaire sa vie au loin laissant à l’adolescente la maison et un peu d’argent pour qu’elle puisse survivre et continuer ses études. La jeune fille que les contraintes et l’autorité ennuient décide dès lors de tout abandonner pour se consacrer totalement au patinage, épousant pleinement cet espace de vie, de liberté, de création ou de mort qu’est l’étang. Son but n’est pas de devenir une championne médaillée mais de s’exprimer totalement, personnellement et en toute liberté avec cette discipline pratiquée comme un art, avec le désir de "sidérer" par son énergie, son audace et son inventivité ceux qui la verraient patiner. Elle s’y adonne avec obstination et ferveur comme on entre en religion. La troisième partie, Un rêve n’est pas un rêve, nous fait retrouver Patti Smith à Lourmarin dans le Vaucluse où la fille d’Albert Camus lui a proposé de l’accueillir dans la maison même de l’écrivain. L’occasion de voir de près le manuscrit inachevé du Premier Homme, rédigé sur place durant les semaines précédant son décès. Se retrouver dans le sanctuaire de l’auteur français qu’elle apprécie fort, face aux mots tracés par sa main sur le papier avec « son écriture élégante et brûlante », l’envahit alors d’« une joie presque mystique » tellement intense que le besoin personnel d’écrire en surgit de façon soudaine et péremptoire. Comme si, entrée intuitivement par sa lecture en communion avec l’énergie créatrice du texte de Camus restée intacte par-delà sa mort, Patti Smith l’avait captée puis transformée pour en nourrir son propre processus d’écriture. L’écriture très visuelle voire parfois photographique s’y teinte fréquemment de poésie. Alexandre, rimbaldien dans l’âme portant autour du cou dans une petite bourse en cuir le percuteur d’un vieux fusil ayant appartenu au poète, endosse ici magistralement l’attrait de la poétesse pour « l’homme aux semelles de vent ». Dès ses débuts, avec Horses (1975) et Radio Ethiopia (1976) avec le titre Abyssinia pour clore l’album, et après 2000 avec des lectures d’Une saison en Enfer sur scène, la chanteuse rock a déclaré son admiration pour ce jeune poète. En 2017 elle fit également l’acquisition de la maison dans les Ardennes où furent probablement composés Le bateau ivre et Une saison en enfer, entre 1871 et 1873 pour y percevoir la présence de son fantôme. La nouvelle aux allures de conte est particulièrement puissante et envoûtante et peut se lire indépendamment du reste pour ceux que la partie plus technique effrayerait. Mais pour ma part, après avoir lu les textes dans l’ordre choisi par l’auteur, j’ai ressenti après la lecture de Dévotion le désir de revenir sur la première partie pour m’assurer de ne rien avoir raté de cette curieuse cuisine, ou de ce tour de passe-passe, opéré de l’une à l’autre. Pour moi, c’est de cette résonance orchestrée, ce maillage, que ce livre tire sa richesse et son émouvante authenticité. Un livre foisonnant, étrange et émouvant que sa profondeur de champ, son énigmatique beauté et sa plume extraordinairement inventive (bravo en passant à Nicolas Richard le traducteur) transforment en une exceptionnelle et fascinante expérience. Du grand art ! Dominique Baillon-Lalande (05/12/18) |
Sommaire Lectures Gallimard (Novembre 2018) 160 pages - 14,50 € Folio (Octobre 2020) 160 p – 6,30 € Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas RICHARD
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