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Patti SMITH

Dévotion


Un livre patchwork entre photographies en noir & blanc prises par l’auteure, poèmes, reproductions de manuscrits, deux textes courts (le premier, Esprit, mode d’emploi, un journal avec des observations, des sensations jetées sur le papier et des réflexions sur l’écriture et l’inspiration, le dernier, Un rêve n’est pas un rêve, sur une visite à la fille de Camus dans la maison de l’écrivain) qui encadrent une nouvelle de fiction de 70 pages ayant donné son titre au livre Dévotion.

Le livre commence par évoquer un film (La Croisée des vents de Martti Helde, tourné à partir de lettres écrites par des déportés estoniens dans la forêt sibérienne)  découvert par hasard sur Internet et le rêve venu ensuite s’y superposer engendrant d’autres visions ouvrant la porte à tout un travail de l’inconscient et l’imaginaire. Cet épisode, qui se produit juste avant que Patti Smith parte en tournée promotionnelle en France, permet à l’auteure de s’attarder ensuite sur son Paris mythique personnel, des bureaux de Gallimard où flottent entre autres les fantômes de Mishima, Camus, Proust ou Nabokov à la statue de Voltaire, de la tête de Dora Maar réalisée par Picasso en hommage à Apollinaire dans le petit jardin de l’église de Saint-Germain-des-Prés au Café de Flore. Un « je me souviens » très littéraire, évidemment.  L’artiste déambule dans les rues en compagnie de Pedigree de Modiano emporté à la hâte avec un essai sur la vie de la philosophe Simone Weil avant de prendre l’avion. « Je m'en veux de ne pas écrire, mais je me dis que se perdre dans la torpeur énergisée de l'univers de Modiano c'est presque comme écrire. » Sans projet précis, Patti Smith se  nourrit de tout : elle observe, absorbe, capte les coïncidences, noue des liens, laisse son instinct parler, prend des notes et des photos. Elle se rendra ensuite à Ashford en Angleterre sur la tombe de Simone Weil.
« Je devais suite à l’obtention d’un prix de l’université de Yale produire un essai sur l’écriture que je ne savais comment aborder. Virginia Woolf, Marguerite Duras et tant d’autres l’avaient fait avant moi et de façon magistrale. Que pouvais-je écrire de plus sur ce sujet ? Alors en regardant mes notes, je me suis dit qu’au lieu d’expliquer comment j’écris, j’allais montrer mes notes de journal, et à partir de là livrer ce qui pour moi entre dans la genèse d’un texte », explique-t-elle dans les médias. « Ce sont des pièces qui font irruption et s’ajustent. [...] c’est comme un poney sauvage, vous devez le retenir un peu mais vous le laissez galoper. Quelqu’un dans la rue, un passant, et quelque chose dans sa démarche, sur son visage, peut devenir tout un livre. » Des œufs sur le plat du Café de Flore qui la renvoient à la surface glacée de la patinoire vue la veille lors d’une retransmission de patinage artistique à la télévision,  de la passion d’une jeune patineuse russe pour son art faisant écho à celle qui a porté la vie de Simone Weil, tout peut devenir matériau, moteur pour la nouvelle qu’elle se prépare à écrire.  C’est également un concours de circonstances, une collision mentale dont elle a le secret, qui avec la découverte au cimetière de Sète du mot "dévouement" gravé sur une stèle lui donnera dans sa traduction anglaise (devotion) fournie par l’ami qui l’accompagne le titre de cette nouvelle. 

Celle-ci met en scène deux personnages. Au centre de tout il y a Eugenia, née en Estonie et venue à quatre ans en  Suisse avec sa jeune et très belle tante Irina accompagnée de son riche protecteur deux fois plus âgé qu’elle. C’est lui, Martin, qui apprendra à la fillette les échecs, les sciences, les langues étrangères et lui fera donner dès son jeune âge des cours de danse et de patinage. Eugenia est déjà une élève brillante voire surdouée quand, à ses onze ans, Martin décède d’une crise cardiaque ne leur laissant qu’une petite maison à la lisière de la forêt près d’un étang. C’est sur sa surface glacée qu’elle patinera dès lors chaque hiver dès qu’elle le pourra. Enfin, aux seize ans de l’enfant, c’est Irina, ayant rencontré un nouvel amour et souhaitant retrouver sa liberté, qui partira refaire sa vie au loin laissant à l’adolescente la maison et un peu d’argent pour qu’elle puisse survivre et continuer ses études. La jeune fille que les contraintes et l’autorité ennuient décide dès lors de tout abandonner pour se consacrer totalement au patinage, épousant pleinement cet espace de vie, de liberté, de création ou de mort qu’est l’étang. Son but n’est pas de devenir une championne médaillée mais de s’exprimer totalement, personnellement et en toute liberté avec cette discipline pratiquée comme un art, avec le désir de "sidérer" par son énergie, son audace et son inventivité ceux qui la verraient patiner. Elle s’y adonne avec obstination et ferveur comme on entre en religion.
Autour d’elle gravite Alexander, un riche quarantenaire, un marchand d’art compulsif, possessif et cultivé. Troublé par cette « Simone Weil toute menue » en uniforme scolaire avec « une peau de porcelaine et une épaisse chevelure brune à la frange abrupte » qu’il a frôlée dans la rue, l’homme  finira un jour par la suivre discrètement jusqu’à l’étang. Le ballet qu’il y voit le subjugue et il y reviendra incognito régulièrement, laissant parfois en catimini une offrande à sa déesse comme un manteau à la fois souple, léger et chaud pour patiner au plein cœur de l’hiver sans prendre froid. Il attendra le printemps et la fonte de la glace pour se présenter à elle, évoquant alors une patinoire couverte accessible toute l’année et une professionnelle autrichienne de haut niveau de sa connaissance qui pourrait l’aider à progresser si elle le souhaitait. Sans insister il part ensuite en laissant sa carte sur la table.
Peu de temps après, la jeune fille sonne chez lui….

La troisième partie, Un rêve n’est pas un rêve, nous fait retrouver Patti Smith  à Lourmarin dans le Vaucluse où la fille d’Albert Camus lui a proposé de l’accueillir dans la maison même de l’écrivain. L’occasion de voir de près le manuscrit inachevé du Premier Homme, rédigé sur place durant les semaines précédant son décès. Se retrouver dans le sanctuaire de l’auteur français qu’elle apprécie fort, face aux mots tracés par sa main sur le papier avec « son écriture élégante et brûlante », l’envahit alors d’« une joie presque mystique » tellement intense que le besoin personnel d’écrire en surgit de façon soudaine et péremptoire. Comme si, entrée intuitivement par sa lecture en communion avec l’énergie créatrice du texte de Camus restée intacte par-delà sa mort, Patti Smith l’avait captée puis transformée pour en nourrir son propre processus d’écriture.
« Pourquoi écrivons-nous ? Irruption de chœur. Parce que nous ne pouvons pas simplement vivre. »


            Ce livre est magnifique. Il dit une grande artiste émouvante et fantasque toujours disponible pour l’inconnu et les rencontres, aux rapports puissants avec la vie, le temps, les rêves, la passion, l’absence, la mort et les autres, en équilibre sur un fil tendu entre intimité et altérité. 
Après nous avoir guidé pas à pas avec Esprit, mode d’emploi dans l’exploration de son processus créatif, fait d’émotions, de sensations, de captations, de résurgences de l’inconscient, d’associations d’idées et de hasard que dans son nomadisme spatio-temporel l’auteure interconnecte, la nouvelle Dévotion vient illustrer et incarner ses propos. Non sans parenté avec le mythe romantique de Faust, cette nouvelle qui met en scène un personnage féminin, véritable métaphore de l’artiste, dévouée à sa passion, éprise de liberté et en quête d’absolu, alliance d’intelligence et d’énergie physique, incarnant l’innocence, la vie, la lumière et le feu et en face un homme qui au contraire est fait d’ombre et de violence feutré, habité par la passion de l’art mais aussi par la mort et le désir de possession, ce récit d’une confrontation donc s’enchaîne en toute  logique et cohérence à la mise à nu artistique qui l’a précédé. Le lecteur y retrouve naturellement l’improbable rapprochement des  éléments isolément évoqués précédemment, les sauts dans le temps et les lieux éclatés chers à l’auteure, sa sensibilité toujours vive à ce qui l’entoure (espaces, objets ou gestes ordinaires) avec en prime la marque d’un symbolisme empreint de mysticisme. Le résultat en est saisissant !

L’écriture très visuelle voire parfois photographique s’y teinte fréquemment de poésie. Alexandre, rimbaldien dans l’âme portant autour du cou dans une petite bourse en cuir le percuteur d’un vieux fusil ayant appartenu au poète, endosse ici magistralement l’attrait de la poétesse pour « l’homme aux semelles de vent ». Dès ses débuts, avec Horses (1975) et Radio Ethiopia (1976) avec le titre Abyssinia pour  clore l’album, et après 2000 avec des lectures d’Une saison en Enfer sur scène, la chanteuse rock a déclaré son admiration pour ce jeune poète. En 2017 elle fit également l’acquisition de la maison dans les Ardennes où furent probablement composés  Le bateau ivre et Une saison en enfer, entre 1871 et 1873 pour y percevoir la présence de son fantôme.
Pour les fans de Patti Smith, se mettre en fond Radio-Ethiopia lors de la découverte de la nouvelle amène à une conjugaison d’émotions à ne pas manquer. 

La nouvelle aux allures de conte est particulièrement puissante et envoûtante et peut se lire indépendamment du reste pour ceux que la partie plus technique effrayerait. Mais pour ma part,  après avoir lu les textes dans l’ordre choisi par l’auteur, j’ai ressenti après la lecture de Dévotion le désir de revenir sur la première partie pour m’assurer de ne rien avoir raté de cette curieuse cuisine,  ou de ce tour de passe-passe, opéré de l’une à l’autre. Pour moi, c’est de cette résonance orchestrée, ce maillage, que ce livre tire sa richesse et son émouvante authenticité.

Un livre foisonnant, étrange et émouvant que sa profondeur de champ, son énigmatique beauté et sa plume extraordinairement inventive (bravo en passant à Nicolas Richard le traducteur) transforment en une exceptionnelle et fascinante expérience. Du grand art ! 

Dominique Baillon-Lalande 
(05/12/18)    



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Sommaire
Lectures








Gallimard

(Novembre 2018)
160 pages - 14,50 €



Folio

(Octobre 2020)
160 p – 6,30 €


Traduit de l’anglais
(États-Unis)
par Nicolas RICHARD









Patti Smith,
née en 1946 à Chicago, est chanteuse et musicienne de rock, poétesse et écrivaine, peintre et photographe.



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