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Yves PAGÈS


Encore heureux


Le dénommé Bruno Lescot est un gamin turbulent qui se distingue dès ses cinq ans pour avoir mordu sa copine Valentina, acte que celle-ci récuse affirmant qu’elle s’est fait elle-même des suçons. L’affaire est encore présente dans les esprits quand le gamin est pris en flagrant délit de sévices sur deux autres de ses camarades de maternelle. La réputation de la famille se dégrade encore quand le petit Nordine se fait renverser devant l’école par un chauffard en mobylette en fuite que certains parents soupçonnent d’être son père.
Bruno est un enfant rebelle auquel les parents, la mère qui travaille pour un journal et le père chercheur en ethnologie spécialisé dans les rites sexuels africains constamment en voyage d’étude ou en conférence, n’offrent  ni cadre ni résistance. Face aux enseignants qui peinent à canaliser ce gamin violent les parents d’élèves inquiets réclament un renvoi tandis que le petit monstre semble beaucoup s’amuser à terroriser son monde. La grand-mère maternelle, elle-même directrice d’école, calme alors le jeu en prenant l’enfant dans son établissement. Il en gardera toujours avec Mémé Renée une complicité sans faille.
Quand les parents après de nombreuses scènes divorcent, la mère se met en couple avec Tomas, un républicain espagnol qui jouera quelque temps les pères de substitution pour Bruno et son jeune frère. Mais celui-ci sera brutalement incarcéré pour la décapitation et le kidnapping de « la statue de cire de Juan Carlos au musée Grévin », ce qui se soldera par une dépressionmaternelle puis la disparition de Tomas du cercle Lescot. Devant ce climat familial complexe et l’euphorie libertaire de l’après 68, Bruno, 15 ans, choisira la marginalisation, les squats, les punks, les graffitis et le monde parallèle et militant de Jussieu et Vincennes.
Lors d’une manifestation universitaire le garçon de 17 ans, suspecté de désordre public et de dégradation de matériel, sera arrêté grâce à une interview bravache et provocatrice donnée à Paris-Match le lendemain. Se greffera au dossier l’incendie d’un fourgon de police. Le psychiatre qui sera chargé du dossierd’expertise du cas Bruno Lescot, fasciné par ce « diablotin à la gueule d’ange » doté d’« une personnalité morcelée, dépourvue de repères chronologiques dans l’appréhension de son passé »ne parviendra pas à lui éviter une incarcération de deux ans à Fleury-Mérogis puis Rouen que le détenu mettra à profit pour reprendre sa scolarité et passer son bac. « Au risque de faire hurler les âmes sensibles de l’intelligentsia, répétons-le : nous trouvons injuste que les contribuables paient de lourds impôts pour que des idiots incapables de s’exprimer autrement que par des borborygmes fassent des études à nos frais, alors que nous manquons cruellement d’éboueurs » titrera L’Aurore.
À sa sortie Bruno se fait oublier quelque temps. Il  poursuit ses études à l’université et s’adonne en parallèle à une carrière artistique de rue entre musique et graffitis et à un engagement politique plus intense.

Malheureusement, deux ans plus tard, le braquage grandguignolesque d’une banque de Charenton avec masques de Mitterrand ou de panthère rose, pistolets à eau, faux otages, dans l’objectif de redistribuer le butin à tous à partir d’un corbillard mené en souvenir du sans-culotte Sade à l’asile proche où il mourut enfermé, fera réapparaître Bruno sous les radars de la presse. Le casse de carnaval a mal tourné provoquant de façon inexplicable l’agression par balle d’un des policiers venus sur place. Bruno blessé et hospitalisé parviendra à se s’éclipser avant que le décès du policier ne soit annoncé et que son portrait ne soit publié.  Quelques mois après, c’est donc par contumace qu’il  sera condamné pour hold-up à main armée et meurtre d’un agent de police dans l’exercice de ses fonctions à l’emprisonnement à perpétuité. La cavale de celui qui avait déjà quitté le territoire français pour l’Espagne avant d’être désigné comme l’ennemi public N° 1 n’en est donc qu’à son début. Mais le jeune homme que le goût du jeu et du travestissement a toujours caractérisé semble apte, tant que la chance le lui permettra, à rebondir d’un personnage, d’une activité et d’une existence à plein d’autres…

Cette intrigue à la fois policière, sociologique et politique s’ancre majoritairement dans la France des années 70 et 80 durant lesquelles s’affrontent l’aura des rêves collectifs et le nihilisme politique, une société figée confite dans la bien-pensance et les restes dans la jeunesse d’une anarchie brouillonne tantôt violente tantôt potache. « Pour moi, l’écriture et le politique ont à voir avec la préservation de l’enfance, et avec une certaine forme de dérision, d’insolence. J’en ai assez qu’on réduise l’itinéraire de ceux qui ont tenté de réinventer le monde dans les années 1970 à la lutte armée, au terrorisme, à l’horreur. Mon personnage ne tombe pas dans la violence, il pratique la lutte ironique à main désarmée. […] L’humour et le débat interne sont les signes qu’un mouvement est porteur de liberté. Ce sont des garde-fous qui empêchent la fossilisation ou le dogmatisme. C’est ma boussole d’appréhension du politique »  explique l’auteur dans son interview dans l’Humanité.

Le roman  à  la construction chronologique rigoureuse s’appuie non sur un récit à la première personne mais sur une polyphonie et un regard à 180 degrés entremêlant les exposés supposés rigoureux des faits du registre judiciaire et policier avec des extraits de presse aussi fictifs qu’hallucinants, juxtaposant les témoignages personnels et affectifs des témoins ordinaires avec l’analyse clinique d’un psychiatre prétentieux qui s’avérera pourtant un allié. À cette langue institutionnelle qu’il subvertit avec humour, à celle maladroite parfois des témoins s’ajoutent les pirouettes verbales, jeux de mots et slogans qui émaillent les quelques dialogues où la voix de Bruno se fait entendre.  Au  procès par contumace, qui constitue la part du lion du roman, les interventions s’emboîtent comme les pièces d’un puzzle pour dresser, au-delà des clichés médiatiques et du regard social réducteur, un portrait presque intime du jeune homme sensible et perdu aussi désespéré qu’épris de liberté qui se cache derrière le rebelle provocateur prêt à toutes les aventures pourvu qu'elles défient l'ordre, les normes imposées et l’autorité.
Loin de créer du brouillage cette pluralité des regards utilisée ici par Yves Pagès met en valeur la complexité du personnage et l’illustration des paradoxes de toute une époque. Dans la Contre-enquête, datée de 2008, qui vient clore le livre, l’auteur ira même jusqu’au bout du processus en esquissant un Bruno Lescot plus contradictoire encore pour semer le trouble jusqu’aux dernières lignes.
Ce style protéiforme qui présente l’avantage d’apporter avec la diversité de la langue et des points de vue un rythme soutenu au récit place également le lecteur dans un rôle actif. À lui de se nourrir des différentes facettes de ces portraits-robots pour se faire sa propre image de Bruno et cheminer toute la durée du roman avec une certaine empathie à ses côtés. À lui de se construire en adéquation ou en réaction aux différentes versions pour se faire sa propre opinion sur le personnage et choisir la vérité qui lui convient.

Lancé sur les traces de ce jeune révolutionnaire d’opérette, l’auteur use de l’humour, de l’émotion et de la nostalgie avec brio mais ce parti pris d’un dadaïsme réjouissant et poli apte à nous distraire ne saurait masquer la colère et l’inquiétude qu’il met en arrière-plan de son histoire, ni atténuer la  critique sociale et politique qui, sous les vêtements colorés et plaisants dont il la pare, n’en est ici pas moins acerbe ni sérieuse.

Derrière l’exercice de style bluffant et à partir de ce personnage fascinant qui lui sert d’interprète, Yves Pagès, comme avec Le soi-disant, nous offre ici un livre original et important à lire absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(14/03/18)    



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L'Olivier

(Janvier 2018)
320 pages - 19 €








© Catherine Hélie
Yves Pagès
né à Paris en 1963,
romancier et essayiste, est l'auteur d'une douzaine d'ouvrages dont plusieurs ont paru en poche.










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