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Emmanuelle PAGANO

Serez-vous des nôtres ?
Trilogie des rives, III



Jonathan et David sont amis d’enfance. « S’ils étaient nés dans le même hôpital, ils auraient été persuadés d’avoir été échangés. David, fils de paysan, avait un prénom mais aussi un tempérament de prince, de roi même, et lui, Jonathan, fils de châtelain, était indifférent aux convenances, aux grades et aux rangs». « La rumeur les avait d’abord fait frères (…) puis amants. […] Lorsque David et Jonathan se sont enfin débarrassés, toujours plus ou moins ensemble, de l’encombrante et pesante enveloppe adolescente […] Mademoiselle de Salnove les a renvoyés l’un après l’autre à leur avenir. » 
Dans ce paysage modelé par les retenues d’eau et les étangs, dans cette société construite autour des liens avec l’eau qui a sauvé le village du désastre agricole, l’un est le fils-héritier du domaine, l’autre, descendant lointain d’un de ses régisseurs mais fils d’un paysan soucieux de son autonomie, est un gamin fasciné par le châtelain père de son ami puis "adopté" symboliquement par lui comme un fils de la maison. La mère, elle, toujours, de peur que cet intrus lui vole son fils, sera plus distante. « Jonathan, vouvoyé par les parents des autres devait vouvoyer les siens. Chez eux on ne vouvoyait pas les voisins mais on vouvoyait les ascendants. À ses ascendants on pouvait tout dire du moment qu’on le faisait avec les formes. "Mère, vous m’emmerdez" était permis, pas "Maman, tu m’embêtes". Jonathan aurait voulu s’extraire de ce milieu où il fallait toujours  tenir son rang. »
Il est vrai que David, très jeune, a été saisi  par la passion des étangs et de la chasse alors que l’héritier lorgne plutôt du côté des études et de la peinture avant de revenir auprès de son père, frustré de ne pas parvenir à capter la lumière du ciel se reflétant dans l’eau, assumer cette place qui lui est due et imposée. « Cet héritage la plupart du temps lui pèse, et pourtant il s’acquitte de ses responsabilités avec sérieux et méthode. » David, en quête d’aventures, s’engagera alors dans la marine pour écouter et analyser les sons à bord des sous-marins nucléaires en rompant définitivement les liens avec son passé et, d’une autre façon, avec les hommes. « David tient, bien compartimenté dans sa mémoire, des milliers de bruits accessibles à tout moment. » « A la chasse déjà, au sortir de l’enfance, il jouait à repérer les proies au son. [...] Il fallait se faire invisible, inaudible, imperceptible, tout en écoutant tout, le moindre cri d’oiseau, le moindre carex déplacé. [...] Pour écouter, il faut se taire. Dans les bois, il respirait par la bouche car respirer par le nez était trop bruyant. » Si le marin a parfois honte de ce départ brusque, « honte d’avoir eu honte de sa famille. Maintenant, il est trop tard. »

Le livre se déroule sur une seule journée propice aux souvenirs. Celle de la grande pêche annuelle sur la « Caspienne » orchestrée par Jonathan, alors que son père devient un fantôme immobilisé devant la fenêtre à suivre de loin cette pêche qui n’est qu’un concentré mémoriel de toutes celles qu’il a dirigées. « Quand on a l’eau, on a tout. » « La vraie Caspienne, c’est un lac. Même pas une mer fermée, un lac salé. Le plus grand lac salé au monde. C’est peut-être pour cela qu’on l’a appelée Caspienne , la leur. Parce que c’est le plus grand étang de par chez eux. Cent soixante hectares. Pas salés. Si grand que certains jours brouillés, on ne voit pas la rive d’en face. » Celle aussi de la remontée du sous-marin de la dernière mission de David, cet ami absent et silencieux depuis une vingtaine d’années, que Jonathan aimerait tant avoir à ses côtés. « Il ne sait si c’est David qui lui manque ou tout ce qu’il lui permettait. Il ne sait pas si c’est David ou son enfance. [...] Avec David tout était facile, même vivre. David était si vivant qu’il lui renvoyait des cris, des joies, des élans, des rires, des colères, des tristesses aussi… » « Après la pêche, la tradition était de distribuer le poisson aux invités, qui se mettaient alors en rang et attendaient servilement la récompense. Elle mettait David mal à l’aise. Jonathan ne la supportait pas. »

Lui sait que le monde a changé et que la communauté locale, si elle contribue encore à la grande pêche dans les retenues d’eau, ne le fait plus qu’en commémoration de cette construction à laquelle les familles ont toutes participé et en déférence au châtelain qui avait à l’époque initié ce chantier transformant ces terres argileuses et sablonneuses inondables en riches terres cultivables. Mais ils lui préfèrent tous aujourd’hui les grandes chasses organisées sur le domaine, plus valorisantes par la qualité de leurs participants et plus lucratives. « Pour beaucoup, le plus important n’était pas la pêche mais la chasse, donc la présence de gibier sur l’étang. [...] Les chasses étaient et sont encore, pour les pêcheurs, un privilège, celui de pénétrer au plus profond du domaine, jusque dans les lieux les plus nobles et les plus retirés. [...] Ensemble par la grâce du garde et l’honneur que leur faisait le propriétaire, ils fréquentaient indirectement un milieu pour lequel ils éprouvaient tous un fond de fascination. En entrant dans la forêt, ils approchaient ce monde des patrons, des hommes de pouvoir et des personnalités, ce monde auquel ils n’appartiendraient jamais... »

Entre les écologistes du Parc naturel et ceux du pays, les relations se construisent aujourd’hui aussi à base de tensions et de conventions sur les espèces à protéger et celles à éradiquer. « Il s’agissait de savoir qui avait le droit d’être là [...] d’y puiser ou non dans l’immense réservoir naturel poisson, gaz, gibier, chemins, fleurs, arbres, lumière, vagues, brumes, émerveillement. » Claire, après ses études de biologie végétale a été recrutée au parc. Une militante qui avant son mariage avec Jonathan avait pour les locaux « des airs de gouine et des mots d’intello ». Le temps a passé, Madame Alice, la châtelaine, l’ayant prise sous son aile, Claire, vingt ans plus tard, est devenue pour tous « Madame Jonathan ».

 

Le roman, pour explorer cette relation entre les mondes aquatique et humain qui en font sujet, s’attache aux pas de Jonathan, être insatisfait, peintre de l’impalpable, héritier et châtelain malgré lui et mari fidèle absent au monde et à lui-même puis accompagne David, l’aventurier plein de vie enfermé dans les entrailles de sa machine et son univers nocturne. Les chapitres sur la réalité et le quotidien de l’un et l’autre s’entremêlent et cela vaut aux lecteurs de longues descriptions belles et sensibles sur l’étang, la forêt, la pêche et la chasse, et d’autres plus scientifiques et plus inattendues sur ces tanks des profondeurs assez méconnus. Cependant, derrière ces pages précises de documentation, c’est la fascination et la peur de ces terres mêlées aux eaux et à la brume où le voyageur craint de se perdre ou celles du noir total de l’immersion aveugle dans l’océan Atlantique qui se révèlent. Si les légendes obscures et effrayantes hantent l’univers de l’étang, les mystères aquatiques et les conflits géopolitiques dominent de même celui du sous-marin.

Plus proches de tous et plus banals, le ressenti des habitants, les liens de subordination de classe, de respect ou d’affection qui les unissent, les préjugés qui les animent, les histoires d’amour légitimes ou non qui nourrissent à tort ou à raison les rumeurs qui circulent, l’émergence de nouvelles préoccupations écologistes ou féminines qui viennent bousculer les traditions, tout cela trouve aussi ici sa place. « On n’était pas écolos à l’époque, ni dans le civil ni dans l’armée, c’est le moins qu’on puisse dire, aujourd’hui au moins on fait semblant. » « Il paraît que la Marine s’ouvre aux femmes depuis quelques années [...] Elle voudrait savoir si une femme peut entrer dans un monde d‘hommes et rester une femme. Et l’inverse. » Aux côtés de la nature et de l’eau, l’humain est ici partout, à travers l’amitié profonde, transgressive et complexe des deux protagonistes mais aussi par leur famille respective et ceux qui, puissants ou modestes, les entourent. Le regard d’Emmanuelle Pagano, si ouvertement marqué par l’acuité et la générosité dans ses premiers romans, ne s’est pas perdu dans ce thème de la nature et de l’eau qui lui tient à cœur. Les portraits que l’auteure dresse des uns et des autres bénéficient toujours de cette curiosité respectueuse et cette empathie qui nous la font aussi apprécier. « Ses mains à lui sont comme celles de tous les paysans. Plus que des mains de paysans, des mains du pays. Ces mains qui ont façonné, qui ont dessiné le paysage, élevé les digues, creusé des fossés, défriché des brandes et entretenu des pâtures. Ce sont des mains qui ne connaissent pas les poches. » « Tout le monde collectionne des traces : journaux de bords, journaux intimes, cahiers de souvenirs, albums photos. Pour tous c’est un moyen de conjurer la mort, l’oubli. »

Bien évidemment, ce roman peut se lire indépendamment des deux autres de la Trilogie des rives, même si la cohérence et les correspondances entre les trois volumes sont flagrantes.
Dans Serez-vous des nôtres ? (titre surprenant qui ne trouve sens que dans les dernières pages), c’est une étrange immersion dans un monde aquatique duel marqué par la résonance et non l’opposition, ancré dans notre époque mais limité à un périmètre assez précisément circonscrit pour éviter au roman de se perdre le long de ces 470 pages, qu’Emmanuelle Pagano nous offre ici. Elle creuse avec constance le sillon des relations entre l’homme et cette nature qu’il a domestiquée ou façonnée à travers les âges, et la richesse de la palette pleine de nuances qu’elle emploie pour le faire,  la maîtrise qu’elle affirme de livre en livre d’une écriture éminemment romanesque et poétique qui se déguste avec lenteur et gourmandise, font le reste.  Du très bel ouvrage !

Dominique Baillon-Lalande 
(15/10/18)    



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Editions P.O.L.

(Août 2018)
480 pages - 20 €











Emmanuelle pagano,

née en 1969, a déjà écrit une douzaine de livres.


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