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Andrija MATIĆ

L’égout


Andrija Matić présente L’égout comme un roman d’anticipation puisqu’il situe les faits dans une Serbie totalitaire en 2024. Le narrateur et personnage principal Bojan Radić est un professeur d’anglais condamné au chômage puisque l’anglais – symbole de l’Occident décadent – est interdit. Ses amis l’évitent comme un pestiféré.

Quand il est contacté par Velibor Stretenović, chef de la police, il  est d’abord effrayé puis  terriblement surpris que cet homme lui demande de donner des cours d’anglais à ses enfants. Il commence par  décliner l’offre mais en fait il n’a pas le choix. Il donnera ses cours au domicile de Stretenović. Il sera grassement payé mais devra emmener les enfants à l’exécution du dimanche après-midi. Cette mise à mort en public  de prisonniers politiques, d’assassins, toxicomanes et homosexuels « était le moyen le plus efficace pour combattre la criminalité et, notamment la toxicomanie et la pédérastie. L’exécution a permis non seulement la réduction drastique du nombre de drogués et d’homosexuels mais aussi l’éradication du Sida, ce pour quoi le monde entier nous jalouse. » La description de cette exécution, orchestrée en véritable spectacle, nous glace le sang. Tout Belgrade y assiste, même les skinheads, les religieux et une foule hystérique.

La collaboration avec Stretenović monte d’un cran ; repas en famille, cours d’endoctrinement politique. Stretenović explicite la devise « Unité, foi, liberté ». Le fondement de la politique de la dictature est la Conciliation nationale, une sorte de collusion des contraires : communisme et nationalisme, religion et athéisme, propriété collective et propriété privée.

Le régime que l’auteur décrit ici ressemble à s’y méprendre à la dictature que Milošević a imposé entre 1992 et 2000 à la Fédération yougoslave. Un communiste devenu nationaliste  qui manipule les Serbes vivant hors de la Serbie pour fomenter des guerres afin de créer une grande Serbie. Purification ethnique, atrocités, destruction du patrimoine culturel et historique ont marqué son règne. Il va tant favoriser les Serbes au détriment des autres républiques fédérées qu’elles sortiront de la Fédération les unes après les autres.

Bojan reprend confiance en lui et dans la vie ; il a des moyens et du temps libre. Il fréquente le théâtre, le cinéma, la Maison de la Jeunesse, les librairies, fait des promenades dans les parcs avec l’espoir de rencontrer un ami ou mieux une amie. Il finit par rencontrer Vesna dont il tombe amoureux. Malheureusement la jeune femme est séropositive. Elle le lui avoue mais Stretenović est déjà au courant  car les personnes séropositives sont rigoureusement surveillées. Elles ont l’obligation de se présenter chaque semaine aux bureaux compétents et l’interdiction de parler à quiconque de leur maladie.
« Nous leur offrons la possibilité de continuer à vivre tant que le virus ne s’active pas mais à la condition de n’être ni toxicomanes ni homosexuels. Personne ne doit savoir pour leur maladie car, si cela était, si on venait à la découvrir, nous serions obligés de les supprimer – eux, mais aussi les leurs. Si on découvrait la persistance  du virus VIH dans notre pays, malgré l’annonce officielle de son éradication, le Gouvernement serait suspecté de dissimulation. Pire, de mensonge, argument que nos adversaires ne manqueraient pas d’utiliser dans l’immonde propagande qu’ils mènent contre nous depuis maintenant dix ans. »

La suite du roman est une lente descente aux enfers. Rien ne sera épargné à Bojan mais je laisse aux lecteurs le « plaisir » de la découverte.

La postface écrite par le traducteur nous éclaire sur les correspondances entre ce roman et la réalité historique du règne de Milošević ; les fréquentes coupures d’électricité, les personnes âgées fouillant les poubelles sont  évoquées dans le passage  sur le monde des sans-abri. Les clochards se réunissent dans la Knez-Mihailova qui était la promenade la plus populaire de Belgrade mais abandonnée par le nouveau régime. « Autrefois la rue la plus passante de la ville mais aujourd’hui jonchée d’ordures, son image désormais avec ses vitrines brisées, ses façades décrépites, ses gens prostrés sur des cartons, avait un pouvoir de conviction bien supérieur à toute propagande. »
On retrouve aussi l’inflation galopante, le prix du pain qui augmente trois fois par jour, les salaires payés en paquets de sucre et de farine, les voitures de luxe des hommes du pouvoir, les skinheads et hooligans pour exécuter les basses besognes.

Ce que le roman montre très bien à travers l’autoanalyse de Bojan est l’état d’hypnose dans lequel la population est maintenue. Dans notre époque où les populistes prennent le pouvoir en Europe et dans le monde, ce roman a des résonnances sinistres. Il nous montre à quoi la Serbie a échappé en éliminant Milošević mais le danger d’une telle dictature est-il définitivement écarté ?

Nadine Dutier 
(09/11/18)    



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Serge Safran

(Août 2018)
256 pages - 21 €


Traduit du serbo-croate
et postfacé par
Alain CAPPON









Andrija Matić,
né en 1978 en Serbie, professeur de littérature anglo-américaine, a publié trois romans dont Saht (L’égout) est le premier traduit en français.