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Sofie LAGUNA

Cette lumière que je vois


Dans cette famille ouvrière des années quatre-vingt, dans une banlieue pavillonnaire australienne, un seul salaire ne suffit pas. Gavin, le père, travaille dans une raffinerie à l’entretien des machines et Paula, la mère lourdement asthmatique, dans une résidence de personnes âgées. Le couple a deux enfants : l’aîné, Robby, autonome et silencieux, qui fait ce qu'il peut pour s'occuper de son jeune frère dont il partage la chambre et soulager leur mère voire la protéger et Jimmy, avec ses six ans de moins et un syndrome autistique qui rend la vie familiale difficile au quotidien.
Celui-ci, fier de son père, voit les entrailles du monde dans la raffinerie de pétrole et a une singulière passion pour la lecture des modes d’emploi qu’il collectionne. Ce gamin solitaire qui répète les phrases mais répond rarement aux questions qu'on lui pose,  qui adore tourner en rond mais court dans tous les sens en criant quand le père tente de tondre la pelouse, voit des chemins de lumières (d’où le titre du livre) qui relient les gens entre eux. Parfois, sans raison apparente, il s’agite et pique une crise. « Mes cellules se séparaient les unes des autres ; je n’avais plus de noyau, mes membres, mes doigts et ma tête explosaient dans l’espace. J’étais partout, en pièces détachées. » Compter les moutons dans la chaleur du lit du frangin ne suffit pas toujours à calmer ses angoisses et à déconnecter la machine pour se ressourcer dans le sommeil. Bien que livré à ses émotions sans retenue, incapable d’exprimer le moindre sentiment Jimmy ne pleure jamais. « Les larmes viennent de la mer de la tristesse, et on les fait monter par osmose quand les choses ne vont pas comme on voudrait. L’épiderme sait de naissance comment faire. Il a cette capacité, même si on ne la voit pas à l’œil nu. Où était ma capacité à moi ? » s’interroge-t-il.

La mère, devinant la richesse intérieure de ce petit bonhomme différent, hyperactif  et mystérieux qui ne grandit pas, est la seule à pouvoir le gérer. Il l’accompagne à son travail où il aime à bavarder avec les pensionnaires quand il ne va pas à l’école, lui apporte son inhalateur quand sa respiration se fait trop sifflante. Elle est sa boussole, son ange protecteur et dans son amour inconditionnel son seul lien avec le monde extérieur. Le père désarmé et exclu de cette symbiose raille ce gamin impossible encore couvé par sa mère comme un poussin et noie son désarroi et sa culpabilité dans l'alcool avant de se défouler sur Paula. Robby, dès qu’il peut, s’interpose entre eux. L’école impuissante à intégrer Jimmy dont le comportement perturbe le bon déroulement des cours et le médecin de famille qui fait pression auprès de Paula pour que l’enfant aille dans un institut spécialisé adapté, ne comprennent pas plus l’obstination folle de cette femme à se sacrifier en vain à cet enfant anormal qui ruine sa propre santé. 

Enfermés dans un cercle infernal tous souffrent et font souffrir les autres. La fuite seule changera la donne. Celle de Robby en premier. Une fois atteint l’âge adulte, lassé par la violence du père et la soumission de la mère, celui qui depuis toujours rêvait d’ailleurs a quitté la maison pour le grand large. « Une partie de lui avait déjà mis les voiles. J’essayais parfois de la récupérer, mais ça ne servait à rien. Le monde était là, devant lui, il attendait. » a compris Jimmy. La tension quand Gavin licencié à la fermeture de l’usine s’est retrouvé au chômage s’est épaissie et, après une soirée plus violente encore qu’à l’ordinaire, c’est alors à son tour de s’évaporer dans la nature sans laisser d’adresse. 
Paula et Jimmy restés en tête à tête s’isolent peu à peu du monde tandis que la santé maternelle se dégrade dangereusement laissant l’enfant de plus en plus souvent livré à lui-même... 

 

C’est le regard de Jimmy qui porte le récit, de façon brute et naïve. Sur plusieurs années, il raconte la vie familiale avec ses  moments fugaces de bonheur, d'espoir et d'apaisement, ses difficultés et ses épisodes dramatiques, avec l’obstination de la mère à tout accepter comme normal et la violence du père ayant trouvé dans l’alcool son seul refuge. Mais au-delà de ce tableau d’une famille qui se délite c’est aussi lui-même et sa perception des autres et du monde qui l'entoure qu’il nous dévoile.  Le roman aurait pu sombrer dans le misérabiliste sans l’observation aussi affûtée que décalée de ce narrateur singulier qui à travers ses remarques, ses angoisses et ses questions mais aussi son ressenti nous permet d’explorer de l’intérieur, avec émotion et finesse, l’univers émotionnel d’un enfant autiste, les rouages et les connections étranges de ses pensées. Au-delà, c’est aussi la question de la prise en charge de cette maladie dans nos sociétés qui affleure,  de l’avenir de ces enfants de milieu social modeste comme ici ou non pour lesquels l’enfermement et la camisole chimique restent souvent la seule possibilité quand la famille a épuisé toutes ses réserves de patience.

Mais le jeune narrateur n’est pas le seul à s’imposer ici. La "mère courage", victime consentante  prête à tout pour son petit est une figure paradoxale aussi héroïque et généreuse qu’aveugle, possessive et maladroite. À côté d’elle ce père, cet homme démoli par le travail et détruit par cette maladie qui fait de son fils un étranger et un rival dans le cœur de sa femme, malgré ses excès et sa violence, conserve sa part d’humanité et parvient dans son désespoir et son impuissance à nous émouvoir. Robby, solidaire et empathique mais aussi doté d’une solidité et une énergie personnelle qu’il tire de sa passion pour le grand large, est quant à lui un personnage solaire. Les scènes où il apparaît, que ce soit avec sa mère, Jimmy ou leur père fait entrer un peu d’air dans cet enfermement mortifère. Enfin, l’oncle bienveillant du bord de mer puis, plus avant dans le roman, une fillette et un adolescent déglingué un peu plus âgé parvenus à intégrer le monde de Jimmy comme amis, représentent ces autres qui, comme de petites lueurs d’espoirs, outre le fait d’être des instruments notables du dénouement, permettront au gamin d’apprendre à dompter ses émotions, à assumer ses sentiments et à grandir.  

Une écriture classique et efficace qui joue judicieusement d’images et de scènes quasi cinématographiques que l’enfant décode de façon fantaisiste et surprenante ayant pour effet secondaire de détendre l’atmosphère quand elle devient trop lourde et de renforcer l’étrangeté et le pouvoir émotionnel décalé que Jimmy apporte à son récit.
Le happy-end offert par l’auteur, certes un peu plaqué et sans réelle vraisemblance, ménage le lecteur attaché aux pas de Jimmy pris comme individu et non comme cas clinique et lui permet d’imaginer un avenir favorable pour ce gamin aussi intelligent qu’inadapté, drôle par moment, auquel il s’est lentement attaché. 

Sofie Laguna, actrice, nouvelliste et auteur pour la jeunesse née et vivant à Melbourne, nous offre ici un roman brutal et tendre, fort et lumineux sur l’altérité et la souffrance.

Son premier roman, One foot Wrong (2008), est en cours d’adaptation cinématographique et Cette lumière que je vois a obtenu le prix Miles Franklin à sa sortie australienne en 2015.

Dominique Baillon-Lalande 
(13/06/18)    



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Actes Sud

368 pages - 22,80 €


Traduit de l'anglais
(Australie) par
France CAMUS-PICHON
















Sofie Laguna,
originaire d’Australie, largement saluée par la critique, a beaucoup écrit pour la jeunesse.
Cette lumière que je vois
est son second livre
pour les adultes.