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Jan THIRION


Les Lucioles



Tyrone Bradoux est un enfant singulier. Suite à la disparition de sa mère, sa croissance et sa capacité de parler se sont bloquées et à ses treize ans il a conservé l'apparence d'un gamin sourd-muet de sept ans. Cela ne l'empêche pourtant pas de percevoir les aboiements de son chien blanc à l'œil au bord noir nommé Biscoto et les propos des gens qui l'entourent sans que personne ne s'en doute, ni de suivre une scolarité à l'école primaire où il a appris à lire et écrire. Il vit avec son père dans une famille recomposée avec Chloé, une belle-mère qu'il chérit et réciproquement, et Edgar et Saskia, ses enfants adolescents qui le considèrent comme leur petit frère. La famille, dont le père est architecte et  la mère travaille dans une boutique d'instruments de musique et de disques, habite la ville imaginaire de Lanormale-les-Ponts traversée par la rivière du même nom que rien ne vient distinguer d'une autre et y vit assez harmonieusement. Tyrone s'il est un enfant choyé est un être assez solitaire qui aime à inventer pour lui-même des histoires que seul Biscoto à ses heures a le privilège de partager.

Pendant la campagne de l'élection présidentielle, lors de la grande kermesse locale organisée par les ''Lucioles'', des jeunes au brassard noir à pois blancs distribuent à foison des friandises aux enfants pendant le discours d'inauguration qui précède le bal et la surprise est de taille quand vient enfin le tour des jeux pour les enfants : tous, du stand de tir à la pêche aux canards où il faut sortir du bassin les canards qui ne sont pas noirs aux points blancs, sont aux couleurs du jeune mouvement politique. À la télévision, on ne voit plus que des militants en camionnettes noires à pois blancs distribuer des denrées alimentaires, des vêtements ou du matériel de puériculture aux pauvres des quartiers, tandis que des jeunes volontaires affublés de brassards aux couleurs des Lucioles et d'un béret noir offrent en souriant du réglisse aux enfants et des livrets vantant les mérites du parti aux parents.
Si « selon papa et maman il s'agit d'une propagande destinée à influencer les électeurs pour un prochain vote destiné à élire un nouveau président », cela fait plusieurs mois qu’Edgar et Saskia subjugués par ce dynamisme populaire tractent pour eux, heureux d'avoir été acceptés au camp de loisirs et de citoyenneté que l'organisation propose à la jeunesse.
Face à une telle présence sur le terrain et une si grande générosité le résultat ne se fait pas attendre : le parti emporte les élections nationales et son grand chef est élu président. Enfin, pour le bonheur de tous, les choses vont changer...

Le pays adopte alors les couleurs des Lucioles jusque dans ses pâtisseries, de nouvelles lois sont rapidement promulguées et la milice dans son bel uniforme veille, surveille et sanctionne les récalcitrants à l'ordre nouveau. Dans le parc qui jouxte la demeure familiale, des panneaux d'injonctions de bonne conduite et d'interdictions ont poussé un peu partout et Tyrone sermonné et menacé d'une amende pour avoir laissé Biscoto en liberté y assiste au tabassage en règle d'un SDF jouant de l'accordéon pour récolter quelques pièces. Peu après, suite à l'interdiction des produits étrangers sur le territoire, le propriétaire de l'épicerie exotique où se fournissait le père pour faire voyager les siens avec les petits plats qu'il confectionnait avec amour a étrangement disparu condamnant sa boutique à la fermeture définitive. De toute façon, seules les boutiques nationales acceptant les tickets d'alimentation distribués par l’administration sur des critères croisés bien complexes seront dorénavant autorisées à commercer.
Peu après la milice des Lucioles débarque chez les Bradoux. Le gérant de l'épicerie a parlé et le chef annonce la fouille minutieuse du domicile suite à ses révélations : « En plus de vos préparations culinaires exotiques, vous lisez les auteurs étrangers, allez voir des films en version originale sous-titrée, vous allez même au théâtre assister à des pièces jouées dans leur langue originelle. Vos activités nous posent problème et nous sommes venus vous donner un avertissement »  annonce-t-il.C'est avec tristesse que Tyrone voit son album des Légendes indiennes, sa grosse voiture de sport télécommandée et son Spider-man étiquetés ''made in china'' rejoindre les livres de son père dans un des sacs-poubelle qu'ils ont déjà remplis. Avec ce qu'ils avaient déjà réquisitionné chez les autres habitants du quartier avant de passer chez eux la camionnette est pleine.
Avant de tourner les talons, le chef dit encore : « C'est un bon point pour vous, monsieur et madame Bradoux, nous n'avons trouvé chez vous aucune personne étrangère. Car vous le savez […] tout individu d'origine étrangère de passage doit être déclarée dans les vingt-quatre heures au Bureau de la Transparence de votre quartier ». La porte claque sur leur tristesse.

Edgar et Saskia quitteront la famille pour s’enrôler dans les rangs des Lucioles et participer au grand effort national. « Edgar habite désormais la résidence de la Jeune Garde Luciole dans les anciens bâtiments de l'université, près de la gare. Saskia fait partie des Lucioles Volontaires  installées dans l'ancien musée d'art contemporain. Ils « viennent en visite de temps en temps. [...mais] ils ont changé. Ils sont très sérieux. [...] Ils ne jouent plus avec moi. […] Je crois même que ça les dérange que je sois sourd-muet » constate le petit, viré de l'école et plus solitaire que jamais depuis la fuite de Biscoto. « La maison est triste » et ses parents aussi effrayés qu’effarés, amaigris, épuisés, peinent à donner le change. Une chape de plomb étouffe progressivement la famille, la ville et le pays.
 
La suite développée sur une centaine de pages, on la devine aisément : les Bradoux parents et fils seront comme l'ensemble de la population victimes d'expropriation et de travail forcé, confrontés à l'eugénisme et au tri collectif, déplacés, séparés.... Les Lucioles n'admettent aucune désobéissance et ils ont besoin de bras pour leurs grands travaux. Ils n’ont que faire des faibles et des inutiles qui disparaissent mystérieusement. Les cheminées d'usines se mettent à cracher d’étranges fumées... Combien de temps leur bonne étoile veillera-t-elle sur Tyrone et les siens ?

 

Tyrone, le narrateur étant un enfant c'est avec toute sa naïveté en termes simples avec des phrases courtes qu'il transmet ce qu'il perçoit et ressent sans s'encombrer d'analyse, de psychologie ou de jugement. Contrairement à ses parents qui dès le début restent sceptiques quant à ce parti extrême en campagne électorale et assistent après son succès avec accablement aux transformations qui s'opèrent, lui se contente d'observer sans tout comprendre. Il est aussi trop petit pour, à la suite de son frère et sa sœur, être piégé par le leurre de l'ordre nouveau et les promesses faites par les Lucioles.
C'est là toute l'originalité et l’efficacité de ce roman où un enfant décalé, diablement malin et sympathique devenant à travers cette expérience intime un témoin majeur de la folie des Lucioles et de la société qu'ils édifient, nous décrit de façon brute et nature la machine qui broie sa famille et ceux qui l’entourent et exprime à travers son impuissance celle de tous les adultes.

Jan Thirion s'empare ici du sujet sensible de la montée en puissance d'un parti d’extrême droite aux relents obscurantistes et racistes nauséabonds comme il y en a eu il y a plus de soixante-dix ans en Allemagne. Mais ce n'est pas de l'Histoire ancienne. Aujourd'hui encore dans toute l'Europe, face à la crise financière des sociétés néo-libérales et la paupérisation des populations, des mouvements apparentés, masqués derrière une bonhomie de façade et des discours nationalistes aussi dynamiques, économiques que xénophobes, émergent avec une accablante régularité et tout aussi dangereusement.
Pour ce faire l'auteur ne choisit ni le pamphlet ni l'essai  politique mais un récit à hauteur d'enfant ancré dans un pays imaginaire. Il y évoque de façon claire et simple la montée et la prise de pouvoir d'un parti intégriste qu'une stratégie efficace de démagogie a permis d'arriver constitutionnellement au pouvoir (comme cela est le plus souvent le cas dans ce XXIe siècle) puis la mise en place par ce régime totalitaire supposé bienveillant à l'égard des laissés pour compte d'une dictature qui s'emploie en priorité à exclure, interdire, soumettre et punir. À travers les récits anecdotiques de l'enfant et l'itinéraire de cette famille assez ordinaire, c'est cette manipulation et l'implacable logique d'une machinerie liberticide et destructrice qui repose sur l'instrumentalisation de la peur que cette édifiante politique-fiction pour adolescents dénonce.

Mais le propos de l’auteur ne s’arrête pas à cette seule dimension politique et Les Lucioles est aussi  un beau roman d’apprentissage. Le jeune héros, malmené par la vie, solitaire, triste parfois mais ignorant la haine et le ressentiment, va au long de ses aventures et face à l'adversité y découvrir toute la palette des sentiments humain, grandir et se construire.

Par l’empathie qu'il parvient à provoquer avec son héros, par l'émotion qu'il dégage et la tension qui le tient d'un bout à l'autre, ce roman de cent cinquante pages qui de façon fort inattendue se conclut sur un ''happy end'' saura toucher, sensibiliser à sa cause et fasciner les adolescents comme les adultes.
Jan Thirion, auteur de nouvelles et de romans décédé en mars 2016, avec ce roman intemporel et universel, s'attaque à une problématique d'une brûlante actualité et lance par là même un appel à la vigilance qui tombe fort à propos.
À lire et faire lire.

Dominique Baillon-Lalande 
(02/06/17)    



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Jeunesse








Lajouanie

160 pages - 15 €













Jan Thirion (1952-2016),
professeur de comptabilité passionné de jeu d’échecs, était nouvelliste et romancier.