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Gaëlle PINGAULT


Avant de quitter la rame


Alice, esthéticienne, souffre d'avoir quitté sa campagne pour cette capitale qui l'effraye et ne supporte que difficilement ses transports journaliers domicile-travail en métro. Elle est particulièrement irritée par les petits encarts de poésie qui y sont affichés.
« Chaque jour, je pleure intérieurement en voyant ces poèmes triés, coupés, rognés, amputés, coincés, tassés, collés dans un recoin de rame de métro qui pue. J'ai vraiment l'impression qu'on leur fait faire le tapin. » (Poésie urbaine 3)

Sur cette même ligne 7 et à la même heure matinale circule Nadya, celle que l'éducateur de jeunes adultes qui la suit appelle « la douce-dingue ». Celle qui note sur le petit carnet qui ne la quitte jamais les mots et les images qui surgissent dans sa tête pour juguler ses peurs, boit, au contraire, ces quelques vers arrachés au métro comme si sa vie en dépendait. « Ce n'est pas encore aujourd'hui que le grand monde l'avalera » (Poésie urbaine 2)

L'étrange duo de ces femmes inconnues l'une à l'autre, que seuls le transport urbain, une sensibilité poétique et une souffrance à être viennent réunir, habitent parallèlement quatre nouvelles (Poésie urbaine 1 à 4) pour s’apercevoir de leur existence réciproque dans Poésie urbaine 5 et paraître ensemble dans la dernière nouvelle du recueil (Poésie urbaine 7). Dans cette série viennent s'intercaler de façon indépendante et loin du métro, quelques tranches de vie vécues par d’autres, femmes ou hommes, rapportées en toute intimité.

La vie pèse lourd sur les épaules d'Alice et de Nadya mais aussi des personnages des nouvelles périphériques qui viennent apporter leur écho à la voix des deux femmes. Mais le noir n'est pas la couleur de Gaëlle Pingault qui aime à célébrer la beauté et la vie, qui parvient à introduire son once d'espoir au cœur même de la tristesse, de l'épuisement (Perdre le nord), de l'abandon (Tu dors petit homme), du deuil (La nuit je ne mens plus) ou de l'angoisse (Poésie 4 ; Ciel d'orage).

Toujours émouvante et pleine d'humanité, Gaëlle Pingault sait aussi se faire provocatrice ou drôle. Ainsi dans ce passage où Alice hargneuse et agacée comme elle l'est souvent sur la ligne 7 le matin quand ses yeux se posent sur ces placards poétiques qu'elle exècre :
« C'est forcément l'idée d'un directeur de cabinet à la con. Je ne vois que ça. Un jeune mec aux dents longues, à peu près aussi proche des réalités du bas peuple que ma concierge ressemble à Salvador Dali. Quoique l'exemple soit mal choisi : depuis quelque temps, ma concierge a de la moustache. [...] Tu parles d'une mission idiote, toi, si le métro était attractif, ça se saurait déjà, non ? Pourquoi pas convaincre le pays entier qu'un nuage radioactif ne sait pas traverser les frontières, pendant qu'on y est. Je présume qu'il a tourné en rond pendant un moment. Et puis un matin en buvant son café, il s'est dit : Eurêka, j'ai trouvé. Je vais coller de la poésie dans les wagons. Je vais emballer le projet dans un beau papier cadeau de jargon marketing vide de sens, mais plein de belles tournures [...] : « Réenchanter le monde », « l'art pour sublimer la trivialité du quotidien », « la rime à portée de tous », « l'alexandrin descend dans le métro ». [...] C'est sûrement comme ça que ça s'est passé, je ne vois aucune autre explication plausible. Nous devons les encadrés poétiques du métro, ces petits extraits de littérature arrachés sans anesthésie à leur œuvre complète, puis placardés au fond de chaque wagon, à un petit jeune aux dents longues qui a fait du zèle. Quelqu'un d'un peu plus installé, n'ayant pas besoin de marquer des points pour faire avancer sa carrière, aurait probablement laissé ce projet mourir de sa belle mort. Et il aurait eu raison. Un peu de bon sens nuit rarement. »  (Poésie 1)

Des incartades poétiques de la main même de l'auteur viennent émailler l'ensemble, et la poésie sous toutes ses formes (y compris la chanson) devient ici non le sujet commun mais le fil rouge, la permanence du recueil, comme la seule expression possible de l'intimité, la seule échappatoire au poids du quotidien.

Un excellent recueil original et audacieux qui illustre une fois de plus les qualités littéraires de cette nouvelliste trop peu connue et confirme l'excellent travail de Quadrature quant à la nouvelle de langue française.
Quatre-vingts pages de plaisir à se glisser sans hésitation dans la poche pour les déguster lors de votre prochain déplacement en transport en commun.

Dominique Baillon-Lalande 
(20/02/17)    



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éditions Quadrature

(Janvier 2017)
82 pages - 10 €









Gaëlle Pingault
est orthophoniste.
Ce recueil est
son quatrième livre.





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de Gaëlle Pingault :
http://gaellepingault.
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