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Julio José ORDOVÁS


L'anticorps


Julio José Ordovás nous propose là un beau récit d'initiation de Jesús, un adolescent de milieu populaire à la fin des années 1970, juste après la mort de Franco, dans un petit village aux alentours de Saragosse.
« Par les nuits les plus froides et noires, le vent balayait le village en hurlant comme une mère qui a perdu ses enfants. Ou comme un père qui cherche les siens pour leur trancher la gorge. »
Après la disparition mystérieuse de sa mère lors de sa petite enfance, (« l'odeur des fantômes est plus tenace que celle des vivants ») le garçon a été  élevé par son père, un homme renfermé et rigoriste, assisté de la tante qui s’est installée chez eux pour assurer l'intendance.
« Maintenant, je me rends compte que ma tante avait l’étoffe d’un personnage biblique, pas comme mon père ou moi, qui étions des personnages de dessins animés. » « C'était vraiment une martyre, épouse du Christ et esclave de mon père. Je lui ai donné un crucifix que j'avais volé au cimetière, il s'était détaché d'une tombe. […] Elle aurait dû s'en servir pour mettre fin à la cause de son calvaire. Je lui avais offert pour ça. »
La vie du village est réglée par les cloches de l'église, les commérages et la pudibonderie mais les garnements malins avaient rapidement trouvé la parade et trouvé leur liberté en se réfugiant sur les toits.
« Nous ne pouvions pas tenir en place. […] Les maisons avaient des yeux. Et des oreilles. Et des bouches. Nous ne nous sentions libres que sur les toits, malgré les vautours qui surveillaient nos mouvements. [...] Sur les toits au moins, nous ne nous tachions pas de boue. Tandis qu'en bas les gens priaient, ronflaient, criaient, soupiraient, gémissaient, comptaient, tissaient des murmures et faisaient leurs besoins, nous fabriquions des cocktails Molotov.
Nous avions plus de vies que les chats, et de bien moins bonnes intentions. Mais nous n'étions pas méchants. Les toits étaient notre île au trésor. »

Tout basculera quand Jesús fera la rencontre de Josu, ce punk de dix ans de plus que lui, abîmé par la rue, la drogue et la misère que son voisin bienveillant, un curé assez atypique, avait ramené de la grande ville et hébergeait. 
L'adolescent est fasciné par ce « héros » venu d'ailleurs qui alimente ses rêves, ses désirs de singularisation et d'évasion et lui fera découvrir le rock and roll, la sexualité et les paradis artificiels.

Cela l'amènera progressivement à prendre ses distances avec son paternel frappé de surdité qui sombre dans le chômage et l'alcoolisme et la très sainte tante qui pour l'aider financièrement passe dorénavant ses journées à coudre des gants au nombre de doigts aléatoire que personne ne lui achète.

 

À travers son héros et ceux qui l’entourent, c'est toute l'Espagne post-franquiste, celle des pauvres de la ruralité comme celle des grandes villes, avec ses adultes encore englués dans la religion et sa jeunesse qui tente de se débarrasser de ce poids  pour conquérir hors toute limite une nouvelle liberté, que l'auteur nous dépeint.
La galerie de portraits est diversifiée (le curé énigmatique et Jesús dont les places sont centrales dans le récit, le père et la tante, Josu, les jumelles peu farouches, les copains...) et l'écrivain parvient par petites touches, avec sensibilité et bienveillance pour ceux qu'il se refuse d'utiliser comme simples figurants ou stéréotypes, d'en faire des êtres à part entière.

Le livre se construit ainsi à travers une succession de scènes anecdotiques ou quotidiennes, truculentes ou dérangeantes, d'expériences et de rencontres de hasard, qui illustrent une société  exsangue aussi hypocrite qu'absurde, réduite au silence et à la peur. Et cette violence sourde que l'on sent toujours en suspension dans l'air est un joug dont la jeunesse en révolte ne parvient pas plus à se défaire que leurs aînés.  D’où, entre tension et errance, le choix désespéré de nombreux adolescents des quartiers défavorisés ou des villages asphyxiés de se cantonner au présent immédiat (No future !) ou/et de se réfugier dans une autre dimension par l'usage de la drogue.

Les thèmes du passage à l’âge adulte et de la vieillesse, de la solitude, du rapport entre classes sociales ou générations, de l'amour et la sexualité, de l'aliénation et la prise de risque, traversent le roman. Ils sont considérés  sous différents angles selon l'âge et la situation des protagonistes mais toujours rapportés par le jeune narrateur avec le même ton mi-désabusé mi-impertinent. 
Le style rapide, haché et sec des courtes phrases traduit assez bien la fougue du garçon et colle au plus près des émotions qu'il ressent dans l'instant. Mais  quand il s'évade du réel par une aptitude exceptionnelle à la concentration contemplative en regardant le ciel, la nature ou ce qui l'entoure, quand il nous raconte ses rêves nocturnes ou ses hallucinations et délires provoqués par la drogue ou l'abus d'alcool, sa langue change de rythme et se nourrit d'images poétiques (volontiers animalières) dans des scènes quasi oniriques ou énigmatiques :
« Quand j'étais petit, je rêvais que je volais. C'est tout ce que je regrette de l'enfance. Ces rêves qui ne respectaient pas la loi de la vraisemblance. »
« Seuls le ciel et les rats survivent, et aujourd'hui est un jour aussi bon qu'un autre pour mourir. »

Un premier roman qui n'est pas sans parenté avec le réalisme magique latino-américain, émouvant, insolent, lumineux et terrible, traitant de cette Espagne d'après Franco, peu relayée en littérature, que le lecteur découvre avec intérêt.

Dominique Baillon-Lalande 
(07/08/17)    



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L'Olivier

144 pages - 16,90 €


Traduit de l’Espagnol
par
Isabelle Gugnon










Julio José Ordovás,
né à Saragosse en 1976, est écrivain, poète et critique littéraire. L'anticorps est
son premier roman.