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Lisa McINERNEY


Hérésies glorieuses



Une nuit Maureen, la soixantaine, revenue à Cork auprès de son fils Jimmy après quarante ans d'exil solitaire et forcé pour procréation hors-mariage,  tue un inconnu qui s'est introduit chez elle en le frappant violemment à la tête. L’arme du crime : une Sainte Caillasse, bibelot hideux représentant une Vierge à l’enfant sur un rocher.  Un meurtre impuni dont nul n'entendra parler mais  lourd de conséquence pour les différents personnages en marge de la société qui habitent le roman.
Le fils tout d'abord : grandi dans le quartier le plus dangereux de la ville, il s'est  rapidement transformé en petit caïd se taillant une place dans le milieu de la drogue, du proxénétisme  et des trafics en tout genre. « En culottes courtes, il était le roi de sa rue ; en T-shirt Iron Maiden il était revendeur en chef de tout le bassin versant. Il avait vendu des clopes, de la dope et des canettes de blonde, puis de l’héroïne, des femmes et des munitions. »
Tony, prolétaire veuf et père de famille nombreuse, alcoolique au dernier degré, ami d'enfance de Jimmy, incapable de lui refuser l'exécution de basse besogne.
Ryan, quinze ans, est le fils aîné de Tony qui avec beaucoup d'amour le dérouille dès qu'il est saoul. L'orphelin inconsolable joue les petits dealers à ses heures pour prendre son indépendance. Au début du roman, il vient de rencontrer la belle Karine, étudiante lasse de cette classe aisée à laquelle ses parents appartiennent. Avec elle il partagera un amour pur et passionné jusqu’à ce que la réalité les rattrape dans les toutes dernières pages.
Tara, ex-prostituée restée vaguement maquerelle qui habite la cabane jouxtant le terrain de Tony, est une langue de vipère hargneuse qui se repaît des malheurs des autres et y contribue volontiers.
Georgie, dont l'homme tué par Maureen était l'amoureux, est une professionnelle du sexe passée du bordel à la rue. Droguée jusqu'à la moelle et cliente de Ryan elle intégrera momentanément une secte catholique pour se refaire jusqu'à ce qu'une grossesse la fasse tomber plus bas encore.

Au-dessus de tous, plus forte encore que la misère, il y a l’Église, sa morale, ses lois et son éducation qui mène la danse.  Maureen qui a un compte conséquent à régler avec elle, expliquera ainsi à la naïve Georgie prise un temps sous son aile : « L’Église veut exercer un pouvoir sur tout, sur tous les vivants. L’église a un idéal et, pour l’atteindre, elle broiera tout sur son passage. L’église a besoin de ses dévots aveugles. Votre mère, la mienne, ces gens en train de gonfler l’ego du Père Fiddler, là-bas dedans, ils ne demandent que ça. On leur a attribué une catégorie, ils s’y cramponnent. L’église crée ses pécheurs pour avoir quelque chose à sauver. »

Ici, à Cork, dans cette ville refermée sur elle-même, les agissements de chacun ont des répercussions sur la vie de tous. La pauvreté et la violence, le poids des traditions familiales et de la religion, façonnent le tempérament de ces êtres en interaction avec un déterminisme implacable. Les fantômes que redoute tant Maureen hantent toujours les maisons irlandaises, ceux des filles déchues devenues mères condamnées à l'abandon de leur petit et à l'esclavage punitif chez les sœurs, ceux des pères alcooliques et violents qui engendrent des fils sans espoirs ni avenir qui marchent sur leurs traces vers le malheur.

Par ses thèmes et son style ce premier roman de Lisa McInerney pourrait passer pour un roman classique du XIXème de la littérature irlandaise si la pertinence de la critique sociale, l'importance du trafic de drogues, l'itinéraire de DJ de Ryan et la présence incontournable des téléphones portables, ne venaient nous rappeler que l’histoire se déroule bien aujourd'hui. Dans cette étonnante fresque irlandaise teintée de classicisme et de clins d'œil vers le passé, cette jeune auteur, au-delà des traumatismes de l'Irlande d'hier, donne aussi voix aux exclus que fabrique son pays aujourd'hui. 

C'est sur cet enchevêtrement des histoires de chacun, du passé au présent, et sur les nœuds qui les lient que l'auteur construit dans une certaine intemporalité son récit.
C'est ensuite par son regard hors de tout jugement ou tout apitoiement sur ces personnages qui bien qu'incarnés ici par les mots ne sont que les marionnettes manipulées par une société sclérosée, c'est par ce déterminisme qui en fait les victimes d'une réalité qui les dépasse, que l'auteur repousse les limites géographiques de son sujet pour rejoindre la problématique plus générale de l'interdépendance entre individu et société, se teintant en cela d'une relative universalité.
Il n'en reste pas moins que la charge que l'écrivain lance contre cette société irlandaise toxique qui étouffe sous son carcan religieux et moral vieux de plusieurs siècles et en vient à asphyxier les siens, reste violente et très ciblée.
La critique, jamais librement exprimée mais constamment présente, est d'une causticité et d'une virulence qui, au-delà du désespoir qui y affleure, ressemblent à un appel au sursaut des éternelles victimes, à leur mobilisation pour un radical changement.

Le style qui sait se faire à la fois cru et poétique, usant parfois d'un humour féroce (« Ce n'était pas l'alcool qui allait régler ça, mais Dieu ne fermait jamais une porte sans ouvrir une fenêtre. »), la complexité morale du roman et la virtuosité de la langue font le reste.

Une adaptation télévisuelle du roman serait prévue. Le fascinant personnage de Maureen m'a, entre rire et attendrissement, tellement bien embarquée à ses côtés que je serai curieuse d'en voir la finalisation pour y retrouver l'étonnante vieille femme. 
 
Un premier roman surprenant dont les qualités laissent présager un avenir littéraire certain pour celle qui en est l’auteur. Du bel ouvrage !

Dominique Baillon-Lalande 
(19/10/17)    



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Lectures









Joëlle Losfeld
(Août 2017)
464 pages - 23,50 €


Traduction de l'anglais
Catherine Richard-Mas












Lisa McInerney,

née en 1981 en Irlande, a obtenu deux prix littéraires avec ce premier roman écrit en anglais et traduit en plusieurs langues.