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Wolfgang BAUER


Franchir la mer
Récit d'une traversée de la Méditerranée avec des réfugiés syriens


Selon l’OIM (Organisation Internationale pour les Migrations) près d’un million de migrants auraient tenté en 2015 de traverser la Méditerranée, poussés à fuir des pays en plein chaos, Libye et Syrie en tête. Plus de 3700 migrants se seraient noyés. Mais « la mer n’est pas le seul obstacle à se dresser devant les réfugiés syriens qui cherchent à rejoindre les côtes européennes. Aux frontières naturelles, les hommes ajoutent mille et un périls à cette traversée » explique le reporter allemand Wolfgang Bauer.

Pour en rendre compte, il a rejoint l’Égypte en 2014 avec Stanislav Krupar, son ami photographe tchèque avec qui il a déjà couvert le conflit en Syrie. Se faisant passer pour des  réfugiés venus du Caucase et avec la complicité d'un de ses anciens contacts syriens, tous deux s'infiltrent dans un groupe de migrants.
Dépossédés de leur destin par l'angoisse, l'attente, les coups, les vols, les enlèvements, la police, le chaos de l'embarquement, les garde-frontières, l'abandon sur l'île de Nelson et la prison, ils partageront tout avec eux. Face aux risques encourus, la cohésion du groupe que seul le hasard a réuni est d'ailleurs cruciale. Mais si, pour les journalistes qui ont discrètement consigné chaque étape dans un carnet et volé quelques photos avec un téléphone, c'est la fin du voyage (les autorités les ayant rapidement expulsés une fois leur identité vérifiée vers l'Allemagne), pour la plupart d'entre eux, ce ne sera que partie remise.

Wolgang Bauer restera ensuite en relation avec trois des Syriens rencontrés lors de ce voyage avorté qui sont dans ce cas et leur périple constituera la deuxième partie du  livre.
Il s'agit d’Amar, son contact initial, un père de famille et businessman syrien âgé d’une cinquantaine d’années rencontré à Homs qui a laissé les siens au Caire où l’on accepte de moins en moins les rescapés de la guerre civile en Syrie. Il voudrait rejoindre l’Europe seul par l'Italie avant de faire venir les siens. Amar finira enfin, après être passé de façon rocambolesque par Istanbul, la Tanzanie puis la Zambie, à atteindre Francfort et à faire venir les siens en Allemagne, quelques mois plus tard.
Ce sont aussi deux jeunes frères, Alaa et Hussan, avec lesquels il est parvenu à créer des liens de confiance amicale assez forts pour qu'ils fassent appel à lui quelques semaines plus tard à leur arrivée  en Italie pour aller via l'Allemagne  rejoindre leur aîné en Suède. Un épisode qui vaudra au journaliste un emprisonnement de courte durée en Autriche comme passeur.  
Des routes distinctes donc, réservées à ceux qui ont les moyens de payer des services chers et plus ou moins fiables, mais qui s’avèrent toujours éminemment risquées et parsemées  d’épreuves.
C'est des récits détaillés et authentiques des uns et des autres que cette partie se nourrit. « Mes amis syriens ne me les auraient pas racontés si je n’avais pas tenté la première traversée avec eux » reconnaît l’auteur.

La troisième partie est un magistral coup de gueule de l'écrivain face à la situation qui transforme alors le reportage en engagement personnel. Tout en étayant les raisons de cette crise humanitaire et en la décrivant de l'intérieur, il nous interpelle. Pour lui, on aurait pu éviter ce terrible exode avec la mise en place d'une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie. Il est trop tard maintenant et cet isolationnisme fait en sorte que l’Europe se détourne de la souffrance des Syriens.Face à ce qu'il appelle « la guerre des bandes », « la guerre contre les extrémismes », « la guerre civile des radicaux », « la guerre kurde » et « la nouvelle guerre d'Irak », qui se conjuguent là, « dans toutes ces guerres, les contre-offensives succèdent aux offensives, les villages brûlent, les champs brûlent. Après chacune de ces attaques, de nouvelles familles se décident à prendre la fuite pour le village le plus proche, jusqu'à la frontière la plus proche, vers la côte la plus proche, par la mer. » « Je ne vois pas de solution politique à court terme, mais je demeure convaincu que nous sommes tous collectivement responsables de ces morts qui s'accumulent. »

 

Si son reportage publié dans Die Zeit en 2015 valut le prix Ouest-France Jean-Marin des correspondants de guerre au journaliste, ce n'était pas suffisant pour tourner la page. Il lui sembla nécessaire d'en faire un livre permettant de restituer dans son intégralité cet extraordinaire témoignage, précis et sans pathos, sur la tragédie quotidienne que vivent les réfugiés, avec tous ses détails et son humanité.

Wolfgang Bauer livre un réquisitoire sans concession contre « l’hypocrisie des Européens, qu’il juge coupables d’une passivité criminelle face aux crimes commis par le régime Assad, doublée d’une politique obscène face aux demandeurs d’asile au prix d’une trahison de leurs propres principes ».
À force de traiter ces réfugiés comme une invasion, à coup de patrouilles et de camps, à force de les rejeter, les pays européens « se détruisent en cherchant à se protéger ». « Quel peuple sommes-nous, les Européens, pour laisser crever sans états d’âme nos voisins ? »
« Ces gens que j'ai connus pendant leur fuite et dont je parle ne se laissent pas arrêter par des décrets. [...] Le désespoir qui chasse les Syriens ne se laisse pas endiguer par des barrières ou des grillages. Rendre les choses plus difficiles encore ne fera qu'augmenter le nombre de morts. » « En Syrie, la population qui ne s'est pas enfuie à l'étranger s'est radicalisée. Lorsqu'on a la mort sous les yeux tous les jours, on change, le paradis de l'au-delà devient proche de l'existence terrestre. Le désespoir des Syriens a fini par pousser sur le devant de la scène l'EI dont les agissements sont si brutaux que même Al-Qaïda le rejette. Et ils dominent aujourd'hui un tiers de la Syrie et un quart de l'Irak, un territoire plus vaste que la Grande-Bretagne. [...] La Syrie est à une centaine de milliers de cadavres d'une solution politique. »

Franchir la mer est un reportage proche de l’odyssée, qui restitue de l'intérieur et sans apitoiement  le drame de ces réfugiés si souvent présentés comme un ennemi intérieur  mais aussi l'angoisse de ceux qui s’apprêtent à tout abandonner pour recommencer leur vie ailleurs.
Et si ce « roman » ne nous empêche pas de dormir puisque nous ne n'avons pas vu de nos propres yeux ce qu'il relate, qu'au moins par révolte, humanité, dignité  et solidarité, nous fassions circuler ce témoignage qui, comme quelques autres, nous oblige à ouvrir les yeux et à refuser cette politique des expulsions et du rejet des migrants dans les états européens.

Dominique Baillon-Lalande 
(02/08/17)    



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Lux éditions

152 pages - 16 €


Traduit de l'allemand par
Leïla Pellissier










Wolgang Bauer,
né à Hambourg en 1970, est diplômé de l’université de Tübingen en études islamiques, histoire et géographie. Journaliste pour Die Zeit, il fait des reportages en Afrique, au Proche-Orient et en Asie.