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Eugenia ALMEIDA


L'échange


En plein jour, sur la place Herral du quartier populaire du Bajo, Julia Montenegro, 31 ans, une arme à la main attend placidement sa victime en guettant la sortie du  bar.  Mais très étrangement quand sa cible apparaît, au lieu de tirer sur l'homme qui s'est arrêté net à son interpellation et a tranquillement repris sa marche après un interminable et mystérieux échange de regards, la femme a tourné le canon contre elle-même et appuyé sur la gâchette. 

Cet acte – « Tout au plus un épisode confus. Sans danger pour les tiers » comme l'annonce la police à la presse – est vite classé.  Trop au goût du journaliste Guyot qui, grâce à sa complicité avec le commissaire, était sur place dès la découverte du drame pour  faire sa chronique. Il va dès lors s'y intéresser de plus près, cherchant à comprendre pourquoi Julia a mis fin à ses jours plutôt que de tuer celui qu'elle visait initialement.
Qui était-elle ? Quel était cet autre ? Quel lien les unissait ?

Ses contacts à la police qui lui fournissent ordinairement bien volontiers des informations de première main semblent cette fois se dérober et les plus proches lui conseillent amicalement de laisser tomber : le suicide est avéré et la clôture de l'affaire, normale dans un tel cas, a été expressément demandée par la hiérarchie.
Mais le journaliste est un obstiné.  À partir des bribes d'informations et de témoignages qu'il a pu glaner dans le dossier de la morte avant qu'il ne soit déposé aux archives, il part sur les traces de la victime, visite son dernier domicile, interroge sa logeuse,  lit les cahiers que la défunte utilisait pour son travail de biographe. Julia, nègre pour divers commanditaires, avait à cœur d'explorer les chemins parallèles que chacun esquissait pour enrichir leurs « confessions » romancées de détails cohérents glanés en bibliothèques qu'elle y consignait. Une conscience professionnelle louable mais qui pouvait s'avérer lourde de conséquences quand ceux qui utilisaient ses services pour réécrire leur histoire à leur fantaisie occultait volontairement des  épisodes peu glorieux.

Guyot cherche, fouille, avance en tâtonnant au fil des chapitres, à partir de ces notes,  d'archives, de coupures de presse, d'une page de journal déchirée, d'une photo, d'un mot en caractères gras dans un avis de décès, et malgré les signaux d'alarme que tous lui envoient, malgré les menaces, les tabassages en règle et les victimes collatérales autour de lui, malgré les morts qui s'accumulent, en aveugle, il s'entête.
Dans sa quête, le journaliste va être secondé par Vera Ostots, une psychanalyste à la retraite qui chaque jour, dans le bar où Julia avait ses habitudes, vient écluser méthodiquement son maté et ses verres de vodka. Ensemble, ils étudient les pistes possibles et dressent le profil probable du dernier client de l'écrivain. Certains  anciens de la junte semblent, au seuil de la retraite, désirer livrer leurs sentiments et laisser une trace positive de leur puissance passée. Ce pourrait donc être quelqu'un de haut placé dans la hiérarchie de l’État lesté d'un passé douteux qui aurait cherché à se refaire une virginité par la  biographie confiée à Julia. La jeune femme serait-elle tombée sur un secret datant de l'obscure époque de la dictature militaire des années 80 ? En quoi ces fantômes du passé la touchaient-ils personnellement ? Qui se cache derrière le nom de Benteveo et Blasco vers qui tout semble converger ?
Le lecteur va voir progressivement le puzzle se mettre en place.

 

L’intrigue se développe en compagnonnage de Guyot qui, au fil de paroles de personnages masqués derrière un patronyme ou d'anodins coups de téléphone, bâtit, pour le symbole d'une jeunesse mutilée par l'Histoire qu'est Julia, un tombeau. Et dans cette Argentine moderne traumatisée par les années noires de la dictature, étouffée sous une chape de silence qui suinte le secret et la peur, face à ceux qui tentant de faire disparaître les preuves de leur passé criminel continuent de tirer les ficelles, c'est à tous ces « enfants volés » sous Videla pour être formés selon les modalités du régime ou pour faire pression sur les familles, à ces vies fracassées, qu'à travers le sort de la jeune femme  Eugenia Almeida rend hommage. Rien n’est effacé, oublié, pardonné et les questions de la filiation et de la transmission sont à travers Julia, mais aussi de l'histoire personnelle de quelques autres, au centre de ce texte énigmatique et puissant.

Au fur et à mesure que l’enquête avance les cadavres s’additionnent, l’atmosphère à la violence glaçante s'épaissit et le lecteur s'accroche aux basques de Guyot avec une extraordinaire tension. Comme le journaliste il se perd dans ce labyrinthe où rien n’est explicitement formulé, où les informations s’égrènent au compte-gouttes, où tout peut arriver ou presque dans cette atmosphère de violence sourde et se trouve happé et comme magnétisé par cette quête haletante de la vérité.

C'est avec un style dense et concis, avec des descriptions de lieux très visuelles, des dialogues secs, une alternance de points de vue, des chapitres courts et des tableaux qui changent en permanence, que l'écrivain nous fait ressentir, plus qu'elle nous la livre, la psychologie des personnages, qu'elle incarne la peur de tous et crée la tension.
Dans ce roman éminemment politique à l’atmosphère polluée par la corruption qui s’enclenche comme une vraie mécanique de violence, suggérant les faits au lieu de les mettre sous le projecteur, l'écrivain dénonce la complicité muette mais avérée des autorités politiques et militaires ayant favorisé la dictature et encore acteurs aujourd'hui en sous-main de la démocratie et les traumatismes de toute une population. 

Un polar intense, sombre et oppressant comme l'atmosphère qui écrasa l'Argentine pendant les années de dictature du général Videla, comme celle de cette démocratie qui lui succède avec les anciens de la junte présents dans l'ombre qui tiennent encore les rênes de la police, du pouvoir et des médias, dont on sort pantelant et broyé.

Magnifique et glaçant, à lire absolument et à recommander.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/07/17)    



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Métailié

256 pages - 18 €


Traduit de l’Espagnol
 (Argentine) par
François Gaudry










Eugenia Almeida,
née en Argentine en 1972, enseigne la littérature et publie des textes dans de nombreuses revues. L’échange est son troisième roman paru
chez Métailié.