Retour à l'accueil du site






Caroline SERS


Sans les meubles



Corinne est une jeune femme moderne qui, après avoir fait des études de lettres et s'être essayée au théâtre où elle rêvait d'incarner de grands textes, gagne aujourd'hui sa vie comme "Communauty Manager" sur le web, à naviguer sur les réseaux sociaux pour "veiller à l'image positive des marques de son portefeuille de clientèle". Un boulot où elle s'investit peu mais qui la distrait et subvient correctement à ses besoins. Son temps libre elle le passe à "ouvrir un livre et ne penser à rien", en "déambulations contemplatives" sur les quais ou dans les parcs. Pour les soirées, ce ne sont ni les salles de spectacles ni les cinémas qui manquent à Paris.
Si elle donne tous les gages d'une apparence sérieuse, dynamique et équilibrée, entre une mère remariée qui passe en coup de vent, un père décédé du cancer il y a quelques années et des amants qui ne parviennent pas à la retenir vraiment, la jeune femme, dans son petit appartement parisien, n'échappe pas au poids de la solitude et du manque d'amour.
Réfugiée sous sa couette, elle rêve alors de "quelqu'un qui aurait une autorité bienveillante, quelqu'un qui la connaîtrait si bien que ses paroles tomberaient juste. Quelqu'un avec qui elle pourrait se disputer sans risque, où devant lequel elle pourrait lâcher des inepties, aussi."
"Plus le temps passait et plus son père lui manquait." Un doux rêveur plein de fantaisie qui la comblait gamine et en avait fait sa princesse.

Si de sa famille maternelle elle ne garde que peu de souvenirs, sa mère n'ayant conservé que des liens assez formels avec eux, la famille Lenoir, leur maison de famille bourgeoise – où se retrouvait, pour les fêtes de famille ou les vacances, la fratrie (Camille l'aînée, Jeanne et Pierre, son père) accompagnée des pièces rapportées condamnées à la discrétion et de leurs enfants – appartient à son enfance. Une famille dominée par un père autoritaire, pétrie à l'aune des convenances et des principes, où frustrations et secrets enfouis sont comme autant de bombes à retardement.
Les premières avaient explosé à la mort du grand-père endetté jusqu'à la moelle, fissurant la façade. La mort de Pierre une dizaine d'années plus tard avait fait le reste...

Le livre s'ouvre sur la mort de la grand-mère et la confrontation des deux tantes, "des vieilles biques aigries et méchantes, des pestes de soixante-dix ans qui pensaient que les années les protégeaient" quand le notaire vient régler les questions d'héritage, générant un conflit dérisoire pour des objets qui n'ont d'autre valeur que les enjeux qu'ils représentent.
"Il arrive qu'un mot de trop sonne le glas d'une amitié. Mais se défaire d'un lien de sang est impossible. En plein ou en creux, la famille est toujours là, alors autant ne rien taire" comme aime à le dire Jeanne, la donneuse de leçons, qui empoisonne la vie de tous à coup de remarques assassines.

Ce sera pour Corinne, médusée et prise à parti, l'occasion d'ouvrir la porte de certains placards.
De grandir, aussi.

Caroline Sers écrit ici un livre sur les ravages de la famille à partir d'une scène d'héritage qui sait conjuguer habilement étouffement et fantaisie, drame et espoir. Il s'inscrit dans la pure lignée des tableaux des familles bourgeoises avec leurs tares cachées, déjà abordée dans ses trois premiers romans : Tombent les avions, La maison Tudaure et Les petits sacrifices. On y retrouve le même huis clos miné où on pressent le dérapage, le même humour salvateur aussi.
Mais si l'atmosphère est au départ poussiéreuse et fossilisée à souhait, à l'image de l'esprit des deux tantes septuagénaires, l'auteur inocule dans son récit juste ce qu'il faut pour nous faire rire de leurs rancœurs à trois sous et de leur jalousie réciproque. Et face à la toile des conventions, des non-dits et des frustrations où les vieilles s'engluent, Pierre et sa fille, par leur curiosité et leur goût pour l'imaginaire, incarnent la liberté, l'air.

Mais, avec subtilité et intelligence, Caroline Sers, déplace ici son sujet, abandonnant presque ses personnages et son thème universel des brouilles générées par les héritages quelle que soit leur importance, pour aborder la question du présent gangrené par les traces du passé, de la nocivité possible du souvenir et de la nécessité de faire la poussière, parfois, dans sa tête et son cœur.
Elle pousse en cela chaque lecteur à faire son propre inventaire et à s'interroger sur les toiles d'araignée qui l'encombrent.
Puis, en lien avec tout cela et de façon fort originale, après avoir fait une place de choix à la lecture et à l'imaginaire, elle nous concocte une chute qu'il serait dommage de déflorer, ouvrant une fenêtre sur le monde très contemporain du virtuel.

Un récit court, dynamique et prenant, à la construction rigoureuse, porté par une langue précise et vive qui joue en permanence de la tension entre ouverture et enfermement, présent et passé.

Un roman de facture classique diablement efficace, qui sait s'appuyer sur des personnages pour nous raconter une histoire tout en nous tendant malignement un miroir. Réussi.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/04/14)    



Retour
Sommaire
Lectures









Buchet-Chastel
(Mars 2014)
224 pages - 15 €







Pour visiter le site
de Caroline Sers :
www.carolinesers.fr





Découvrir sur notre site
d'autres livres
du même auteur :

Tombent les avions


La maison Tudaure


Les petits sacrifices


Des voisins qui vous veulent du bien


Le regard du crocodile