Le pourboire du Christ
Rodolphe est un jeune journaliste, à la recherche de copie, qui s'est
recyclé dans la fabrique à fantasmes des revues pornos. L'occasion
de rencontrer Gertrud, actrice, qui tombe amoureuse de lui, "croit en son
potentiel" et le présente à son patron, le producteur Ramon
Tripier, pour un essai sur le plateau de tournage. Entre l'Apollon plus doué
pour l'écriture et les chiffres que pour les travaux pratiques sous l'il
de la caméra et l'homme d'affaires, un terrain d'entente se dessinera
assez rapidement. Le Maître profitera des talents de plume du jeune homme
pour renouveler son offre avec des scénarios moins rudimentaires, se
lançant dans des péplums à risques ou pornos politiques
à l'originalité lucrative. Un vrai succès !
Puis mis en confiance et découvrant opportunément les talents
du jeune homme qui, par atavisme familial, maîtrise avec brio législation
financière et comptabilité à multiples entrées,
le patron, assez peu apte à cet exercice et en butte au fisc, le prendra
comme conseiller fiscal.
De quoi permettre à Rodolphe de pénétrer progressivement
tous les secrets de ce "Maître" que seul "le pognon"
fait vraiment vibrer et dont la seule associée est "maman",
jamais visible mais dont l'ombre plane dans les studios. De quoi se rendre indispensable,
aussi.
S'ensuit pour l'écrivaillon une période faste, pleine de filles,
d'agréments et surtout d'argent.
Mais lors d'un des tournages, "Pilum en main, coiffés de casques
dorés plantés d'une crinière rouge, le torse couvert d'une
cuirasse musclée et les hanches ceintes d'une jupette à lanières
de cuir, mes six athlètes, raconte Rodolphe, l'auteur du scénario,
se tenaient droit au-dessus d'autant de femmes nues, postérieurs tendus
vers la caméra, qui s'activaient au son des trompettes de Jéricho",
c'est le drame. Une des actrices, susceptible, sectionnera à coup de
dents l'instrument de travail du bellâtre qui lui sert de partenaire,
faisant basculer la scène au carnage. La juteuse industrie du rêve
partira en fumée dans l'instant même, à l'arrivée
de l'ambulance et de la police.
Afin d'éviter toute publicité malvenue et l'enquête policière
dérangeante, le producteur fermera illico les lieux et prendra la poudre
d'escampette. Rapidité de bon aloi car un mandat d'arrêt sera lancé
contre cet individu déjà connu des services de police dans les
jours qui suivent.
Est-ce par défiance ou intérêt, que le "Maître",
embarquera son associé dans sa planque ?
Rodolphe l'ignore mais craignant d'être le pigeon dans cette affaire et
de payer pour tous, il le suit avec soulagement.
Ils trouvent refuge dans une luxueuse propriété cachée
dans une petite bourgade de campagne au sud-ouest de l'Île de France,
auprès de "maman". L'associée du producteur, à
défaut de tout lien maternel, s'avère être vraiment une
vieille femme handicapée et fantasque qui se dit fruit des uvres
d'une princesse russe et d'un baron aventurier.
Ici, le "maître" devient alternativement "mon fils"
ou "Monsieur le baron", et dans cette bourgeoisie déjà
provinciale, recluse et conventionnelle, on le prend pour un homme d'affaires
important en rapport avec les milieux financiers suisses.
Une petite communauté xénophobe mais bien élevée
qui offrira au trio (Ramon Tripier devenu pour l'occasion Monseigneur Lacastagne,
la comtesse et Rodolphe devenu Karl, financier en relation avec la banque du
Vatican) l'espoir de se refaire.
Monseigneur a de l'expérience et des idées bien arrêtées
sur la société. Il les met depuis longtemps en application et
les transmet à son jeune complice "Quand un imbécile
diplômé vous demande ce que vous faîtes dans la vie et que
vous voulez l'impressionner, ne dites rien d'autre que des banalités.
De la combinaison de votre rien et de son imagination naîtra la plus extravagante
des vérités [
] Plus vous serez obscur et plus l'on vous
trouvera brillant" à la "maman" qui dépend
de lui pour survivre et à Karl qui compte bien profiter de l'occasion
pour se faire un matelas douillet avant de filer en douce.
L'opportunité de passer à l'acte leur sera offerte par le curé
de la commune, le brave père Opène, et son projet de créer
sur un terrain communal un village de vacances pour les enfants défavorisés
de la région parisienne. La bourgeoisie locale, catholique certes mais
étriquée et raciste, tremble et s'indigne, ne supportant pas l'idée
de voir leur paysage pollué par des gamins violents, mal élevés
et surtout colorés venus des banlieues.
Les compères imaginent alors une magistrale escroquerie foncière
avec la caution religieuse de "L'église du denier" et sous
couvert de croisade " anti-islamisation " en France.
Du velours pour les escrocs qui comptent bien abuser du racisme, de la crédulité
et de l'appât du gain de leurs victimes venues se mettre toutes seules
dans la gueule du loup, pour jouer les prestidigitateurs, ponctionnant leurs
comptes bancaires bedonnants au profit des leurs asséchés.
Mais, c'est sans compter la jeune Victoire de Brettefrois, nièce de l'une
des dindes, venue passer des vacances ici. Celle-ci flaire vite le pot aux roses
et, juste retour des choses, contraint Rodolphe-Karl à devenir un objet
sexuel soumis à son bon vouloir en échange de son silence.
"Écoute-moi bien Karl. Je me moque comme de colin-tampon que
vous dépouilliez ces braves gens de leurs économies. Ce sont des
abrutis racistes et sans cur qui s'imaginent être des gens bien
car ils vivent dans la banlieue ouest et sont admis à l'Automobile Club.
Leur sort ne m'intéresse pas et ce que vous piquerez à ma tante,
je m'en moque encore plus. C'est une vieille bique qui ne rêve que de
me caser entre les mains bourgeoises et catholiques d'un notable de province.
[
] Fais seulement mine de ne rien comprendre et je t'assure que votre
petite combine ne durera pas longtemps. Il ne me faudra pas une heure pour convaincre
ma commandant de tante que vous êtes des guignols et en moins de deux
jours vous serez soit entre les mains de la police, soit sur les routes de France."
Puis c'est Gertrud, la starlette du porno, qui retrouve la piste de son amant
et de son patron.
De quoi sombrer dans un rocambolesque Grand-Guignol dont tous ne sortiront pas
indemnes...
La première partie sur le monde du porno est brutale et sans fard mais
ne tombe jamais dans le scabreux ou la vulgarité, grâce à
la maîtrise par l'auteur de registres de langage extrêmement diversifiés,
à une dérision permanente qui installe une distance moqueuse incompatible
avec la position de voyeur, à l'emploi d'un vocabulaire imagé
et décalé aux moments les plus délicats. Un tour de force
!
La suite, portée par un rythme plus soutenu, entre de front dans la satire
sociale avec un style toujours aussi hilarant mais plus classique.
Finalement, le pari de l'auteur est réussi : on rit vraiment et de bon
gré.
Si l'histoire est quelque peu tirée par les cheveux et passablement
déjantée, elle est vivement menée, offre de jouissifs rebondissements
et se nourrit au deuxième plan d'une peinture de murs et d'une
satire à la façon des comédies du grand Molière,
nous offrant une vision décapante de notre société contemporaine,
étriquée et pétrie de bêtise autant que de certitudes.
"La plus extraordinaire mascarade du XXe siècle aura été
de convaincre les imbéciles qu'ils étaient en mesure de penser
et de comprendre."
Et l'auteur s'en donne à cur joie avec des personnages truculents
ou ridicules, dignes d'une bande dessinée, mais derrière lesquels
se dessine toujours une certaine vérité.
Finalement ces escrocs roublards, qui profitent de bourgeois aveuglés
par leur prétention et leurs intérêts, finiraient presque
par être attachants s'ils opposaient en face quelques valeurs morales
et n'affichaient pas pour seule motivation le gain facile d'argent.
Un divertissement "intelligent" à lire de toute urgence quand
la déprime vous guette en ces temps difficiles. Truculent !
Dominique Baillon-Lalande
(31/05/14)