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Mathieu RIBOULET

Entre les deux il n'y a rien



Mathieu Riboulet était trop jeune pour participer à Mai 68, cette « révolution manquée » qui a bouleversé la société française à l'époque du gaullisme finissant et qu’il considère comme fondatrice de son parcours.
Malgré son empathie et ses hésitations, s'il s'informe de près sur les luttes internationales d’extrême gauche des années 1970 (Brigades rouges en Italie, Fraction Armée Rouge en République Fédérale Allemande et, à un degré moindre, Action directe en France) qui se posent en même temps la question du recours à la lutte armée et du passage à la clandestinité, s'il se sent proche de tous ceux qui combattent, de Berlin à Bologne, de Billancourt à Rome, de Stammheim à Paris, le jeune homme reste en marge, se contentant de quelques occupations musclées à la fac de Jussieu.
À peine majeur, c'est surtout comme témoin fasciné par ce bouillonnement qu'il vit cette décennie d'espoir et de discours. Sans doute, comme le dit Martin, cet ami et amant indissociable de sa propre histoire, n’avaient-ils «  pas assez de couilles pour se battre ».

Son combat personnel pour exprimer la rage et la révolte qu'il ressent face à la violence d’État et l’oppression sociale qui pèsent sur le prolétariat et les immigrés, c’est celui du corps. Alors que dans le même temps il s'éveille au désir, conscience politique et lutte homosexuelle deviennent dans son esprit bientôt indissociables.
Quand il aura enfin l'âge d’entrer dans le jeu, l’espoir de ses aînés, notamment du frère aîné de Martin, se sera déjà fracassé sur les murs de la répression et perdu dans l'impasse de la violence, des enlèvements et des meurtres.
« Stuttgart était un épilogue, maintenant nous savons que fin 77 la terre se fissurait, que la petite lézarde qui courait sur le mur serait bientôt béante, mais à cette heure-là, qui n'avait rien de bleu, une heure d'échines frissonnantes au lieu d'épaules nues, nous l'ignorions puisque précisément ce sont nos propres pas, les premiers, les suivants, les pas de nos jeunesses irritées et rageuses, qui en creusaient chaque jour davantage les contours. »
« Entre le problème et sa solution, il n'y avait rien d'autre que des cadavres. »

Un autre combat, tout aussi meurtrier viendra aussi sonner le glas de cette période d'espoir : l'apparition du virus du Sida et l'épidémie qui commence à décimer les 4H (Haïtiens, homosexuels, hémophiles et héroïnomanes).
« En 1976 nous refusons que notre avenir de pédés ce soit la geôle de Reading ou la plage d’Ostie, dans nos besaces nous trimballons Rimbaud, Genet, rêvons aux vigoureux foutreurs qui ne rechignent pas, chez Sade, à tâter du garçon comme ils manient les filles, nous ne pressentons rien du massacre qui viendra : nous aurons eu cinq ans, pas un de plus, pour explorer nos corps et leur faire dévaler les pentes mises à nu par nos aînés, avant de nous résoudre à devoir les défendre, ou à les laisser glisser dans la mort.»

 Au-delà des confidences personnelles, c'est une génération qui se profile dans l'ombre de l'auteur/narrateur, qui s'en explique fort bien dans un entretien avec la revue Préfigurations :
« Comment se fabriquent les moments de l’histoire où le recours à la violence politique semble inéluctable ? »
« Tout le problème de ma génération posé par le livre est précisément d’avoir été non pas incapables, comme le sont la plupart des gens désormais, mais empêchés d’avoir une activité militante, paralysés que nous avons été par l’implacable répression des initiatives contestataires et par les impasses dans lesquelles la plupart d’entre elles se sont retrouvées. Il nous en est resté une méfiance très profonde pour le collectif qui fait le lit de nos impuissances actuelles. Comment penser, approcher, connaître ce qui nous est étranger si nous ne savons pas qui "nous" est? Comment donner une traduction politique à l’élan vers l’Autre qui est toujours vécu comme une menace par les pouvoirs ? »
« Qu'avons nous fait, où sommes-nous passés, à quel endroit au juste les choses se sont-elles rétrécies, quand nous avons opté pour le petit détour qui nous a laissés vifs mais comptables des morts, ceux que nous aurions pu faire, ceux que nous aurions pu être ? »

C’est cette chronologie vue sous le prisme de l'autobiographie que l'auteur a décidé de "fictionner" ici. Il commence son récit par ses premiers voyages avec des parents militants dès 1972 (en Pologne, en Allemagne, en Italie), puis seul à partir de 1978 dans un séjour teinté par sa rencontre à Rome avec le beau Massimo, militant politique proche de cette extrême gauche radicale qui venait d’assassiner Aldo Moro mais aussi torride amant.
En permanence le mouvement des corps et celui de l’Histoire se répondent, s’enlacent, pour, avec le secours des mots, à travers l'intime et le général, la vérité, le fantasme, l'imaginaire et la réécriture, incarner ici une jeunesse et une époque. 

Il n'est pas facile de s'immerger dans ce récit décousu où sexe et histoire se mêlent et s'embrasent mais quand le lecteur parvient à se couler dans cette effervescence désordonnée, il est séduit par sa relative simplicité et sa franchise brutale et plonge sans réserve dans cette exploration sérieusement documentée  de cette période historique passionnante dans laquelle il n'est pas seul à avoir pris racine.
Jusqu'à trouver que cette conjugaison personnelle entre initiation sexuelle et lutte politique prend finalement sens et donne un portrait de notre société, non écartelé entre chair et idéologie mais au contraire unifié et intime, comme une ode à la fraternité, l'égalité et la liberté.

C'est aussi un hommage aux victimes  de cette violence d’État (Pasolini, Ulricke Meinhof, Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Jan-Carl Raspe, Holger Meins, Siegfried Hausner, Petra Schelm, Pierre Overney…) qui est ici rendu.

Une lecture passionnante, enrichissante, troublante, fort recommandable.

Je vous conseillerais de lire en complément l'excellente chronique de Jean Claude Bologne sur L’amant des morts (Verdier, 2008), chronique dont je vous livre un extrait : « C'est avant tout un ton, une évidence de tragédie grecque, où les personnages endossent leur destin sans se débattre, parce que c'est leur destin, tout simplement. Un souffle épique, par moment, passe dans ces phrases qui semblent échapper à la plume de l'auteur et qui disent, avec une gravité sacrée, la vie, l'amour, la mort, les forces les plus élémentaires, les thèmes les plus rebattus, et par cela, peut-être, les plus obscurs. Un fil narratif ténu, pas de dialogues, peu d'anecdotes, mais un rythme qui ne vous lâche pas, une tension qui ne faiblit jamais, un ravissement au sens le plus fort du terme. [...] Pour cette magie du Verbe qui ne cache rien de la Réalité qu'elle transfigure, Mathieu Riboulet nous rend confiance en la littérature. Et c'est rare. »

Un autre regard mais une double raison de vous précipiter chez votre libraire pour découvrir ce roman de rentrée qui n'en est pas vraiment un.

Dominique Baillon-Lalande 
(27/08/15)    



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Editions Verdier

(Août 2015)
144 pages - 14 €












Photo © Sophie Bassouls
Mathieu Riboulet,
né en 1960, vit et travaille à Paris et dans la Creuse. Après des études de cinéma et de lettres modernes, il réalise pendant une dizaine d’années des films de fiction et documentaires autoproduits en vidéo, puis il se consacre à l’écriture.






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