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Michel QUINT

J'existe à peine


Alexandre Sénéchal se dit forain mais cet intermittent cabotin, sympathique et râleur, est avant tout  un transformiste et ventriloque qui, à l'exemple du célèbre italien Frégoli, joue toutes les personnalités, hommes, femmes ou enfants à la fois, changeant sans cesse d'apparence à une vitesse exceptionnelle pour les happening inspirés de faits divers qu'il fait sur commande.
« En scène, je peux écouter les personnages se raconter à moi. Oui, au fond, je ne fais que cela, être disponible pour qu'un type dont l'existence est composée de mots, de souffle disparu aussitôt qu'exhalé, vienne habiter mon corps un petit moment. Je suis une maison à locataires sans bail, une qui en a vu, et qui n'est plus de première jeunesse. Pas lourd de vie, mais ma respiration comme unique bien. » Le meilleur moyen de cacher sa personnalité, c'est de s'exhiber en public.
Autour de celui qui écrit les scénarii et met en place le spectacle où il endosse plusieurs rôles, gravite une troupe réduite et proche. Une famille avec sa force, sa solidarité et ses accrocs. 
Son rêve est de mettre en scène le crash de l'avion qui transportait le boxeur Marcel Cerdan et la violoniste Ginette Neveu, au-dessus des Açores le 28 octobre 1949.

Mais voilà que lors d'une représentation en Alsace un des comédiens chute de plusieurs mètres et reste paralysé à vie. Un tragique accident relayé par la presse locale, dont tous le rendent responsable et qui met brutalement fin à la vie de la compagnie.
Alexandre fuit et décide de partir seul à Wattrelos, ville de son enfance, pour honorer le contrat prévu à la suite. Il trouvera bien sur place quelques figurants.

De retour dans son Nord natal, Alex est rattrapé par son passé. Là, l'attend le père Julius Braeme, ce prêtre sportif et atypique qui avait pris sous son aile l'enfant qu'il était quand ses parents adoptifs le maltraitaient. Celui, aussi, qui plus tard avait couvert ses absences auprès d'eux en le déclarant bénévole auprès des nécessiteux quand le jeune homme suivait en secret des cours au conservatoire de Lille.
C'est lui encore qui plus de vingt ans plus tard, après avoir suivi ses traces, l'a fait revenir ici pour une  reconstitution des grandes années de l'industrie textile locale avec la visite de "la Lainière" en 1957 par Elizabeth II reine d'Angleterre... peu avant sa liquidation.
Marie-Christine ancienne employée de l'usine, tout comme Chantal aujourd'hui réceptionniste au Musée Petit des Arts et Traditions situé dans la friche industrielle, seront à ses côtés pour l'aider et lui fournir le matériau nécessaire.
Ensuite, sans enthousiasme, il lui faudra mettre en place une crèche vivante au Jésus invisible dans l'église en perte de fidèles. Son protecteur a conclu avec l'enfant né sous X un marché incongru : contre ce service rendu, il lui révélera, maintenant que sa famille d'adoption s'est éteinte,  l'identité de sa mère biologique et  l'histoire de sa naissance.

Dès sa première visite à Marie-Christine, il rencontre Marion qui dans une classe reconstituée des années cinquante dans le Musée joue à l'écolière. Cette jeune femme superbe, provocante et troublante,  dans l'attente de son grand mariage avec un comte, militaire gradé parti en Afrique dont elle est amoureuse, ("une entrée dans le beau monde garantie" disent certains), lui propose son concours pour trouver les défroques et les véhicules anciens dont il a besoin pour son spectacle. Elle ne lâchera pas d'une semelle ce "magnifique paumé, écorché, gueule cassée du sentiment", jouant même les habilleuses lors des deux spectacles, avec une ambiguïté somme toute assez perverse. C'est elle aussi qui lui trouvera asile au domicile de Léonore, une célibataire originale, combative et abîmée par une enfance difficile, qu'elle prend par erreur pour une ancienne maîtresse de son père, riche négociant présentant de grandes aptitudes à faire fructifier son argent et à affirmer son pouvoir. L'homme, aujourd'hui atteint par une grave maladie, reste seul, cloîtré dans sa belle propriété.
Léonore, dans une relation de rivalité larvée sous le vernis des mondanités d'usage avec Marion, s’avère une hôtesse aimable, intéressante et attentive au bien-être de son pensionnaire.
Alexandre sera vite l'enjeu des rapports de séduction de l'une et de l'autre.

Si la reconstitution à l'usine est un vrai succès, la Nativité, sous la pression de Julius, relève du désastre... Peu importe, comme prévu, en échange, il se retrouve sans explications avec le nom et l'adresse de sa mère griffonnés sur un bout de papier. 

Mais tandis que la promise, sans nouvelles de son fiancé, part en vrille, sa logeuse offre à Alexandre  un nouveau projet : la reconstitution du braquage du tramway lillois qui reliait sur quelques kilomètres Roubaix et Tourcoing, où le père de Léonore fut délesté de la sacoche pleine de billets  qu'il transportait pour son patron au printemps 1968. Un fait divers mystérieux et non élucidé, un épisode  douloureux et lourd de conséquences pour l'homme, père déjà fragilisé par la guerre d'Algérie, sa femme et sa fille.
Cette exploration du passé familial de Léonore, sa quête intime de vérité, viendra faire écho à celle, toute aussi destructrice, qui attend l'artiste.
Quand les couches de secrets accumulés se déchireront pour laisser nue la réalité dans toute sa cruauté, il ne restera plus au transformiste dont les facéties sont devenues inutiles face au champ de mines à traverser, qu'à faire table rase du passé pour, enfin libéré, se construire.

On retrouve ici les thèmes chers à l'auteur comme la mémoire, l'histoire,  l'identité et le masque,  le retour à l'enfance, le monde du spectacle, le Nord, les gens simples, avec le goût pour ce mélange de tragique et de comique qui en avait impressionné beaucoup dans Effroyables jardins.
Une écriture vive, précise, rythmée, dynamique, truculente parfois, porte un enchevêtrement de petites histoires au plus près des gens simples, ancrées dans l'humain mais avec ses propos sur la guerre d'Algérie, la désindustrialisation ou Mai 68, vues sous le prisme d'une critique sociale et politique sous-jacente.
« T'es tout un peuple à toi tout seul. Le petit peuple de toujours, exactement ce que tout le monde attend de toi. »
Avec ses mots drus et drôles et à partir de différents niveaux de langues, Michel Quint nous immerge dans un ailleurs (le Nord) et un autrefois qui résonnent fort actuels.
« Je voulais ancrer l'intrigue historiquement, en faire une histoire économique, sociale et locale. Quand on voit que la Lainière n'est plus présente, à part son horloge sise à l'écomusée de Wattrelos, il ne peut pas y avoir de racines historico-économiques lorsque tout est rasé, démoli, enfoui ou transformé. Même les boulots qu'exerçaient les parents adoptifs d'Alexandre, n'existent plus. Comment voulez-vous qu'il soit quelqu'un, ce mec-là ? » (Propos tenus lors d'une présentation au Théâtre de Lille)

Alexandre est un héros déglingué et drôle à souhait, ballotté par ses illusions et ses émotions, qui – bien qu'il passe son temps à se cacher derrière ses rôles et ses personnages et déclare : « J'existe à peine. Au mieux, je tiens des rôles. Mes partenaires occasionnels m’appellent généralement par le nom du personnage que j'incarne » – est un personnage plein d'épaisseur, crédible et attachant.
Entre mystère, amour et histoire familiale sur fond de paysage du Nord, de Lille à Cambrai en passant par Wattrelos, le clown triste – être du présent, du passage et de la fulgurance, qui a si peu d'attaches avec le réel, a du mal à se fixer sentimentalement entre Marion et Léonore et « existe à peine » – est ici entouré de personnages fort et bien marqués :
Julius, prêtre provocateur et père de substitution qui incarne les notions de pénitence et de rédemption ;
Marion, une Michèle Morgan idéale pour celui qui se voudrait bien Jean Gabin, mais « toujours en souffrance potentielle » et aussi dangereuse et perverse qu'attirante et attachante ;
Léonore, nature cassée, obstinée, pourvue d'une "voix d’opérette", de bon sens et d'affection à donner.
Et il reste Catherine, Francis, Jacky et les autres dont un fragment d'histoire traverse le roman...
Tous font progressivement tomber les voiles derrières lesquels ils se cachent, naviguent entre  mensonges, non-dits, doutes ou certitudes erronées, tour à tour anges ou démons, en suspens dans le vide de la mémoire jusqu'à ce que la lumière apparaisse.
Mais Alexandre et quelques comparses pouvant plaider non coupables, parce que « ce n'est pas juste de mourir du passé des autres », pourront, peut-être, ensuite, rebondir. Enfin, quelques-uns.

Un roman passionnant, foisonnant, que l'on lit d'une traite avec un grand plaisir.
En bonus, une formule à méditer et généraliser sur la guerre d'Algérie : « À tuer son semblable, fusiller son ombre, c'est soi-même qu'on met à mort. »

Dominique Baillon-Lalande 
(18/11/14)   



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Lectures








Héloïse d'Ormesson

(Septembre 2014)
288 pages - 19 €












Michel Quint
a écrit une trentaine d’ouvrages et obtenu, antre autres, le Grand Prix de la littérature policière et le Grand prix SGDL de la Nouvelle. Effroyables jardins (Joëlle Losfeld, 2000) a connu un immense succès, traduit dans dix-huit pays, adapté au cinéma par Jean Becker et plusieurs fois au théâtre.



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