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Yves PAGÈS


Souviens-moi



Ce livre égrène 270 phrases qui commencent toutes par : "Souviens-moi de ne pas oublier".
Autant d'instantanés vécus, vus, entendus, lus, de l'intime au sociologique ou au politique, au passé proche ou lointain, qui ricochent ou se font écho pour lutter contre l'enfouissement et l'oubli.

En piochant, pas tout à fait au hasard mais à l'aune de mon propre plaisir de lectrice, je m'arrêterai sur cette dizaine de phrases pour tenter d'en restituer la variété, l'esprit et la saveur :

« De ne pas oublier que l'infime tache de naissance qui s'est développée pendant ma puberté au revers de mon épaule droite, rembrunissant bientôt toute l'omoplate et la couvrant d'un épais pelage noir, ne m'est apparue flagrante dans le miroir en pied de la salle de bains qu'au terme de ma croissance, à un âge où je n'avais plus aucune chance de croire aux traîtres métamorphoses d'un loup-garou dans mon dos. »

« De ne pas oublier que, place de la République, le graffiti "Regarde le ciel", tracé lettre par lettre sur treize plots de béton mitoyens, a fini par se dépareiller au gré des travaux de réaménagement du terre-plein central, pour former un nouveau message ''garde lien réel'', même si cet agencement idéal n'a sans doute jamais existé que dans mon imagination. »

« De ne pas oublier que la première apparition publique d'un drapeau noir date de 1883 et qu'elle ne doit rien au pavillon corsaire, ni à quelque symbole satanique ou rituel de deuil, mais à l'obscur jupon brandi au bout d'un manche à balai par Louise Michel lors d'une marche de chômeurs, ce haillon de hasard étant censé contourner l'interdiction faite depuis l'insurrection communarde d'agiter le moindre chiffon rouge. »

« De ne pas oublier que du temps de l'ORTF, les comptes rendus boursiers, en direct du Palais-Brongniart, consistaient en une leçon de chose élémentaire : un maître d'école ajoutant à la craie des petits bâtons sur un tableau noir, puis les effaçant, tandis qu'une classe entière de jeunes cravatés se bousculaient en levant la main pour répondre en premier à la demande. »

« De ne pas oublier qu'en France 86% des filles de moins de 6 ans ont déjà une identité numérique sur les réseaux sociaux d'Internet, tandis qu'au Mali la même proportion d'enfants du sexe féminin n'est scolarisée nulle part. »

« De ne pas oublier que j'ai définitivement cessé de regarder les infos à la télé en janvier 1991, suite aux effets spéciaux de la première guerre du Golfe – cette interminable wargame entre scud et missile Patriot –, première guerre du Golfe, ai-je d'abord cru, induit en erreur par la propagande alors que c'était la deuxième et pas la dernière, si on tient compte du conflit précédent entre l'Iran et l'Irak, avec son million de victimes fratricides, toutes passées à l'époque par pertes et profits. »

« De ne pas oublier que, depuis le renforcement du plan Vigipirate de 90, les poubelles parisiennes sont pourvues de sacs plastiques d'un vert translucide où deux mots d'ordre s'inscrivent en majuscule VIGILANCE et PROPRETÉ, et que, cette mesure d'exception étant toujours en usage, elle bénéficie désormais aux glaneurs et chiffonniers qui peuvent deviner à l'œil nu de quel type de déchets regorge chaque poubelle, selon les deux principes implicites : TRANSPARENCE et PAUVRETÉ. »

« De ne pas oublier que si près de trois millions de lettres de dénonciations furent envoyées pendant l'Occupation par des zélés informateurs, les antennes départementales de la Caisse Nationale des Affaires familiales (CNAF) en ont reçu plus de trois mille au cours de l'année 2011, rédigées et signées, sous couvert du même anonymat, par tel "bon français" ou tel "contribuable honnête". »

« De ne pas oublier qu'en avril 2007 les théologiens du Vatican ont aboli d'un trait de plume l'existence supposée des limbes, ces centres de rétention entre l'Enfer et le Paradis où croupissaient les âmes des nourrissons décédés avant d'avoir eu le temps d'être baptisés en bonne et due forme, alors que sur terre d'autres autorités morales multipliaient d'autres limbes maintenant en éternel transit les migrants sans baptême douanier entre leur tiers-monde sacrificiel et l'Eldorado occidental. »

« De ne pas oublier que, suite à cinq semaines d'hospitalisation, la nécrose lui ayant noirci phalange après phalange l'extrémité des deux mains, ma mère finissait par avoir les doigts crochus d'une sorcière, tandis que son visage comateux conservait les traits insondables d'une belle au bois dormant. »

Et pour finir :

« De ne pas oublier que, aux yeux du correcteur d'orthographe affiché sur mon écran d'ordinateur, près d'un quart des phrases de ce recueil sont suspectes pour la simple et bonne raison qu'elles comptent plus de 90 mots d'affilée. »

De ces fragments réunis en un inventaire un peu foutraque producteur d'émotions, finit par s'esquisser un homme, plein de sensibilité et d'humour, doté d'une conscience aiguë du monde et d'un regard souvent décalé sur lui. Et cette litanie étrange s'anime de rancœur, d'émerveillement et d'attendrissement, d'une salutaire insolence ou de provocation, dans un jeu de cache-cache avec l'objective réalité dont l'identité importe moins que l'ombre portée qui l'accompagne ou la pensée critique qu'elle inspire.

Si l'exercice renvoie à Perec, trop et souvent mal imité, Yves Pagès, dans cette version réappropriée du genre, intériorisée et positionnée au plus près du "ressenti", se distingue avec élégance et intelligence du lot.

À découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(02/04/14)    



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L'Olivier

(Mars 2014)
112 pages - 14 €








© Catherine Hélie
Yves Pagès
né à Paris en 1963,
est l'auteur d'une dizaine d'ouvrages dont plusieurs ont paru en collections de poche.










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Wikipédia



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