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Makenzy ORCEL


L'ombre animale



Le roman débute dans la campagne haïtienne. Un environnement misérable marqué,  malgré (ou à cause de) la mort qui rythme impitoyablement le quotidien, par une certaine cohésion sociale entre les habitants.
L'auteur, s'appuyant sur le culte vaudou qui attribue aux morts la capacité de tout comprendre, prend pour incarner le récit la voix d'une disparue qui se souvient de son enfance au village entre « Toi » la mère, femme soumise et bonne à tout faire ; Makenzy, en père colérique, alcoolique, brutal et omnipotent qui la tripote ; Orcel, ce grand frère différent, silencieux et rêveur, amoureux de l'océan. Son récit se nourrit des difficultés et petites joies de ces populations rurales traditionnelles et isolées qui se battent courageusement pour survivre. Il sera également traversé par quelques « personnalités » du village comme l’« Envoyé de Dieu » (pasteur évangélique lubrique amateur de vierges), le « Maître d'école » (où elle n'aura pas plus que son frère jamais mis les pieds), l'« Autre » mort décapité, et  l'« Inconnue », cette étrangère en quête d'exotisme qui semble tout connaître et porte sur elle le parfum de l'ailleurs.  À travers eux tous, c'est d'Haïti qu'elle nous parle, de sa misère, des tempêtes qui emportent tout sur leur passage, des mauvaise récoltes, de la corruption, des croyances vaudou, de l'alcoolisme et la violence au quotidien.

Autour d'eux rôdent infatigables les « loups » à l'appétit féroce et à la cruauté assumée, des puissants qui – tontons macoutes transformés en bêtes au gré des rituels des confréries pour enraciner la terreur du régime ou consortiums capitalistes installés là pour exploiter et asservir les ouvriers – pillent, tuent, et dévorent les corps et les âmes. De jour comme de nuit, la menace qu'ils représentent, à la campagne comme à la ville, condamne chacun à la peur, la soumission ou la dissimulation. « plus besoin de fouet maintenant [...] la modernisation et l'informatisation de l'esclavage était l'idée la plus géniale qu'il avait eue de toute sa vie de loup, il se facilitait considérablement la tâche en utilisant des procédés qui faisaient croire à l'esclave qu'il était libre [...] avant il mourrait de faim [...] maintenant on fait semblant de l'inviter à sa table et lui demander son avis, le but c'est qu'il ne se doute de rien, il ne faut pas, surtout pas qu'il sache qu'il est toujours enchaîné, est ce qu'il a toujours été, un moyen, une chose aux yeux du maître qui va jusqu'à faire de lui un associé [...] le paradis qu'il promettait était si beau, pour y accéder il fallait travailler, travailler plus, jamais se plaindre... »

La voix raconte aussi le départ de la famille pour la capitale Port-au-Prince, abandonnant au village  l'adolescente ayant refusé de les suivre. De « là-bas », cette capitale qui les accueillera dans ses bidonvilles, entre trafics, prostitution, bagarres et rhum, d'autres personnages surgiront : « la Famille lointaine », « l'inspecteur », « Fuckyou-le-dur », « le Ténébreux », figure de l’écrivain qui sympathise avec Orcel dans un bar avant sa disparition... « Orcel n'arrête pas de fixer le livre laissé sur la table par l'inconnu, il n'en avait jamais vu un d'aussi près avant, il est difficile de savoir ce qu'éprouve une personne qui ne sait pas lire en présence d'un livre, pour Orcel c’est la preuve que le monde est vraiment injuste, que toutes les eaux ne vont pas forcément à la mer, et il ne serait pas le moins du monde étonné si un jour en marchant dans la rue il tombait sur le Maître d'école, le savant du village, en train de vendre des minutes de téléphone sous un grand parasol, ou en train de pousser une brouette chargée de ferraille »
Dans l'un ou l'autre de ces deux univers, chaque personnage devient emblématique de cette société constamment au bord du précipice.

 

L'Ombre animale est une logorrhée verbale sans majuscule ni point. Le roman se déroule en une longue phrase que seules des virgules viennent ponctuer (et quelques points de suspension en seconde partie) dont l'intrigue se déroule d'un seul souffle. Haletant !
"et je te le dis tout de suite, ce n'est pas une histoire" nous prévient la narratrice dès les premières lignes.

Si le père (Makenzy) et le frère (Orcel) se partagent étrangement le nom de l'auteur dans un écho non expliqué, « Toi » est un personnage multiple et équivoque, à la fois confidente de la voix (donc alter ego du lecteur), mère de l'auteur à qui l'ouvrage est dédié, symbole en cela de toutes les femmes haïtiennes et dépositaire d’une parole universelle. L’adresse récurrente qui telle une prière lui est faite, renforce l'impression d’un incompressible flot incantatoire emportant sur son passage ces silences qui étouffent et cette infinie solitude qui dresse ses murs.

Le lecteur un peu déboussolé est confronté à la frontière poreuse qui règne ici entre le visible et l'invisible, la culpabilité et l'innocence, l'amour et la haine, le présent et le passé et enfin, la vie et la mort. Mais dans cette profusion d'apparence chaotique, derrière cet univers qui semble en permanence osciller entre humanité et animalité et cette violence qui crache la rage et le désespoir, se niche, émouvante, une empathie respectueuse pour les humbles et les asservis. Et c'est la voix de tout un peuple – qui semble malgré l'indépendance être condamné à l’esclavage à perpétuité même si les loups changent de masques – qu'incarne ici la narratrice, tentant par le verbe et la mémoire de chasser l'« ombre animale » qui plane sur Haïti pour redonner aux siens une dignité humaine.
« une marée humaine laissant sur son passage pneus enflammés, corps ensanglantés, bidons en plastique, éclats de bouteilles, chaussures dépareillées, une odeur lourde de sueur et de fureur, [...] les caméras de la presse nationale et internationale courent après la foule qui court dans tous les sens sous les bombes lacrymogènes et les balles en caoutchouc tirées par la police nationale appuyée par une force étrangère, pour faire reculer les affamés [...] ils ont faim, ils veulent bouffer, avoir droit à la santé, à l'éducation, enfin vivre comme des êtres humains… »

La parole de la morte, marquée au sceau de l'oralité absolue avec sa vivacité, ses répétitions, ses ruptures, ses envolées lyriques et son mélange des registres de langue, produit une multitude d'images parfois baroques ou délirantes, parfois d'un réalisme brutal. À l'image de ce foisonnement narratif, les mots qu'une écriture inventive et charnelle précipite les uns contre les autres entre confession et prophétie, tissent de façon libre, généreuse, et puissante la toile de cette histoire habitée par des personnages certes extrêmes mais qui échappent aux stéréotypes pour trouver leur part d'humanité, entre ombre et lumière.
Parfois la colère se transforme en poème et l’humour vient traverser l'obscurité et narguer la mort, en toute irrévérence. 

« C'est la même histoire
le même présent qui continue
comme une litanie
à travers chaque grain de poussière
qui s'élève de cette route
[...]
Mots
je n'ai que vos grandes gueules
vos imprudences
vos refus
vos hystériques instantanés »
 
Une litanie d'outre-tombe rageuse et sombre, violente ou aimante, d'une lecture complexe mais vite envoûtante. Et, bien que consciente de n’avoir pas saisi tout ce qui s'offrait dans ce texte fleuve semblable à un puzzle de la société haïtienne, sa richesse et sa misère, j'ai été fascinée et conquise par le souffle et l'humanité qui habitent ce texte magnifique. 
Une expérience littéraire incontournable !

Dominique Baillon-Lalande 
(30/05/16)    



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Zulma

(Janvier 2016)
352 pages - 20 €



Prix Littérature-monde

Prix Louis Guilloux

Prix littéraire des Caraïbes de l'ADELF

Prix Ethiophile
2016








Makenzy Orcel
est né à Port-au-Prince en 1983. L’ombre animale est son deuxième roman paru en France.








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son précédent roman :


Les Immortelles