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Le roman débute dans la campagne haïtienne. Un environnement misérable marqué, malgré (ou à cause de) la mort qui rythme impitoyablement le quotidien, par une certaine cohésion sociale entre les habitants. Autour d'eux rôdent infatigables les « loups » à l'appétit féroce et à la cruauté assumée, des puissants qui – tontons macoutes transformés en bêtes au gré des rituels des confréries pour enraciner la terreur du régime ou consortiums capitalistes installés là pour exploiter et asservir les ouvriers – pillent, tuent, et dévorent les corps et les âmes. De jour comme de nuit, la menace qu'ils représentent, à la campagne comme à la ville, condamne chacun à la peur, la soumission ou la dissimulation. « plus besoin de fouet maintenant [...] la modernisation et l'informatisation de l'esclavage était l'idée la plus géniale qu'il avait eue de toute sa vie de loup, il se facilitait considérablement la tâche en utilisant des procédés qui faisaient croire à l'esclave qu'il était libre [...] avant il mourrait de faim [...] maintenant on fait semblant de l'inviter à sa table et lui demander son avis, le but c'est qu'il ne se doute de rien, il ne faut pas, surtout pas qu'il sache qu'il est toujours enchaîné, est ce qu'il a toujours été, un moyen, une chose aux yeux du maître qui va jusqu'à faire de lui un associé [...] le paradis qu'il promettait était si beau, pour y accéder il fallait travailler, travailler plus, jamais se plaindre... » La voix raconte aussi le départ de la famille pour la capitale Port-au-Prince, abandonnant au village l'adolescente ayant refusé de les suivre. De « là-bas », cette capitale qui les accueillera dans ses bidonvilles, entre trafics, prostitution, bagarres et rhum, d'autres personnages surgiront : « la Famille lointaine », « l'inspecteur », « Fuckyou-le-dur », « le Ténébreux », figure de l’écrivain qui sympathise avec Orcel dans un bar avant sa disparition... « Orcel n'arrête pas de fixer le livre laissé sur la table par l'inconnu, il n'en avait jamais vu un d'aussi près avant, il est difficile de savoir ce qu'éprouve une personne qui ne sait pas lire en présence d'un livre, pour Orcel c’est la preuve que le monde est vraiment injuste, que toutes les eaux ne vont pas forcément à la mer, et il ne serait pas le moins du monde étonné si un jour en marchant dans la rue il tombait sur le Maître d'école, le savant du village, en train de vendre des minutes de téléphone sous un grand parasol, ou en train de pousser une brouette chargée de ferraille »
L'Ombre animale est une logorrhée verbale sans majuscule ni point. Le roman se déroule en une longue phrase que seules des virgules viennent ponctuer (et quelques points de suspension en seconde partie) dont l'intrigue se déroule d'un seul souffle. Haletant ! Si le père (Makenzy) et le frère (Orcel) se partagent étrangement le nom de l'auteur dans un écho non expliqué, « Toi » est un personnage multiple et équivoque, à la fois confidente de la voix (donc alter ego du lecteur), mère de l'auteur à qui l'ouvrage est dédié, symbole en cela de toutes les femmes haïtiennes et dépositaire d’une parole universelle. L’adresse récurrente qui telle une prière lui est faite, renforce l'impression d’un incompressible flot incantatoire emportant sur son passage ces silences qui étouffent et cette infinie solitude qui dresse ses murs. Le lecteur un peu déboussolé est confronté à la frontière poreuse qui règne ici entre le visible et l'invisible, la culpabilité et l'innocence, l'amour et la haine, le présent et le passé et enfin, la vie et la mort. Mais dans cette profusion d'apparence chaotique, derrière cet univers qui semble en permanence osciller entre humanité et animalité et cette violence qui crache la rage et le désespoir, se niche, émouvante, une empathie respectueuse pour les humbles et les asservis. Et c'est la voix de tout un peuple – qui semble malgré l'indépendance être condamné à l’esclavage à perpétuité même si les loups changent de masques – qu'incarne ici la narratrice, tentant par le verbe et la mémoire de chasser l'« ombre animale » qui plane sur Haïti pour redonner aux siens une dignité humaine. La parole de la morte, marquée au sceau de l'oralité absolue avec sa vivacité, ses répétitions, ses ruptures, ses envolées lyriques et son mélange des registres de langue, produit une multitude d'images parfois baroques ou délirantes, parfois d'un réalisme brutal. À l'image de ce foisonnement narratif, les mots qu'une écriture inventive et charnelle précipite les uns contre les autres entre confession et prophétie, tissent de façon libre, généreuse, et puissante la toile de cette histoire habitée par des personnages certes extrêmes mais qui échappent aux stéréotypes pour trouver leur part d'humanité, entre ombre et lumière. « C'est la même histoire Dominique Baillon-Lalande (30/05/16) |
Sommaire Lectures Zulma (Janvier 2016) 352 pages - 20 € Prix Littérature-monde Prix Louis Guilloux Prix littéraire des Caraïbes de l'ADELF Prix Ethiophile 2016
Découvrir sur notre site son précédent roman : Les Immortelles |
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