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Nina ŽIVANČEVIĆ

Au-dessus de l'océan


   Croisant les influences du surréalisme serbe et de la Beat Génération,  les Sonnets en avion paraissent aux éditions Non Lieu, sous l’égide la revue Au Sud de l’Est, refuge  de la production des peuples du Sud de l’Est de l’Europe, une revue précieuse, née après l’éclatement de la Yougoslavie. 
   Toutefois ce n’est pas la première parution de notre poète en France, puisque Nina Živančević a déjà donné trois recueils, préfacés par Jean-Pierre Faye, dans la collection Poètes des Cinq Continents que dirigèrent longtemps ensemble Geneviève et Philippe Tancelin, chez L’Harmattan. Collection qui continue à  faire cohabiter sur la scène poétique française des voix que  les rapports  de force  géopolitiques  isolent. C’est grâce à de tels acteurs que nous sommes un peu moins ignorants de notre actualité poétique mondiale. Si une poète incarne l’esprit de la collection Poètes des 5 continents, c’est bien Nina Živančević. Elle signe trois recueils en dix ans : J’ai été cette journaliste de guerre en Egypte, Sous le signe de Cyber-Cybèle, et L’Amour est un mot, en serbe, en anglais et en français.

    La grande déesse nourricière des Anciens est invoquée. La poésie živančevićienne boit à toutes sortes de sources. Joindre et rejoindre  le plus ancien et le plus moderne est la caractéristique éminente de son langage poétique qui  rend visibles les racines serbo-croates de l’auteur, les  souvenirs de l’Empire éclaté et de la  Grande Byzance. Mélange détonnant, unique, d’un lyrisme qui a explosé les barrières et les cadres, pour se donner en plusieurs langues. Cela n’a pas échappé à Jean-Pierre Faye qui l’a souligné comme un « phénomène linguistique » : Nina Živančević écrit en trois langues, et sa poésie  a vraiment voyagé !  

    Quand Nina Živančević arrive en France en 1992, elle a dessiné un déjà long périple depuis Belgrade où elle est née. Elle est partie  à vingt ans  aux U S A,  alors qu’elle venait  de recevoir dans son pays les plus hautes distinctions  pour  un premier  recueil intitulé Les Poèmes. Elle découvre la scène newyorkaise, devient l’assistante de Allan Ginsberg, travaille avec Judith Malina, rencontre  Josef Brodsky.
   Elle enseigne depuis 20 ans en France la langue anglaise et le théâtre à l’université.

« La scène est le monde » disait l’Annoncieur, au début du Soulier de Satin de Paul Claudel.
L’Annoncieur est, au début du Soulier de Satin, la voix qui mobilise l’esprit tendu des spectateurs disant :
« Fixons, je vous prie mes frères
Les yeux
Sur ce point de l’océan »
Car il faut bien que s’incarne notre rêve  de théâtre.
   C’est ainsi que tous les bons spectacles commencent, par une cérémonie avec un officiant surgi de nulle part. Et  avec Sonnets en avion, nous y sommes. Au-dessus de l’océan.
   Les Sonnets en avion prolongent L’Amour n’est qu’un mot. Ce sont des lettres joyeusement destructrices du complexe de supériorité masculine, de tout ce qui se paye de mots,  la voix d’une femme libre, l’adresse de son cœur et de son  intelligence au  lecteur – amant – frère, à celui qui est peut-être en ce moment même assis sur le siège à côté de vous. Tout  un symbole aussi, devoir prendre l’avion pour rejoindre l’amant. Ou lui signifier congé, en poème.


Amour est un mot… en cinq lettres
(Sonnet pour mon ex)

Dois-je te comparer au plus rude frimas ?
Tu es plus froid, plus lassant, et plus orageux que
Tous les éléments de la nature,
Ce que tout simplement on appelle un climat

Dès que tu apparais, autour de toi s’assemble
Un air glacial et sot, et toi, fat et bouffi d’orgueil
Tu railles mon esprit et mon savoir libertaire !

Tout seul tu ne lis pas, mon prince aux grandes ambitions :
Tu confonds toujours « amour » et « érotique »  et les
appelles alors
« la poésie de Nina » et, pour finir, ce ne sont là que mots

Mais le summum, ce qui pour moi est important :
Il se révèle en toi du minable et du révoltant,
Tu brilles : rose, bleu, jaune, rouge et blanc ; ah que
Je suis ravie de ne plus être ton œuf de Pâques !

    On abuse du terme d’amour, on l’a constamment à la bouche quand on le trahit, comme on abuse du nom des dieux en général. Elle  conjure les vrais « dieux »  de ne pas nous abandonner malgré notre culte des idoles. À la guerre de tous contre tous, au nom de « Jésus, Allah, et Internet » elle oppose le regard d’amour du Christ byzantin : «  Dieu de tous les êtres et de tous les mondes, tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr »
 
   Quand Nina Živančević a publié  en 2004,  J’ai été cette journaliste de guerre en Egypte, on pouvait songer à Leaves of Grass, de Walt Whitman,  où l’auteur  magnifie l’image de sa vie  en  reportage  dont chacun est  lecteur. Nina Živančević est bien allée en Egypte pour le compte d’un journal, mais c’est en tant que  poète qu’elle a pu rendre compte de la vie humaine au risque de la guerre dans une société mondialisée.
    De la grande Cité de  New York aux pyramides du Caire, les couches de civilisation « croulent dans ma bouche surréaliste », elle revient avec un « très vieux conte dont l’origine ne sera pas trouvable » écrit Jean-Pierre Faye. Le reportage cède au « dérèglement de tous les sens »,  à la magie  et à la quête spirituelle de l’Egypte.
    Nina Živančević aura été cette journaliste en Egypte à l’ère de la démocratie américaine, superpuissance destructrice  d’autres peuples, d’une part,  et à la fin du communisme, d’autre part. Elle découvre la même oppression partout, la pauvreté, l’isolement des femmes. Elle se retrouve partout dans le même utérus sémitique qui saigne. Elle  se reconnaît dans le « troisième monde », défavorisé, qui supporte guerres et pauvreté.

 Je traverse le Bazar d’ Khalili, la puanteur du Caire,
épices ambrées et tapis fraichement tissés  emplissent
mes narines de plaisir ; ces images de pauvreté, de
sexe clandestin et de t-shirts, ces images de
mendiants, ces images de Tiers Monde qui s’écroule
tandis que le Premier Monde est à son aise,
ces images des rues de Ne w York et des ruines de la
ville, ces images de l’avenue A, de ses mendiants
sur les trottoirs avec leurs petits tasses,
Ne me quitteront jamais, ces images de villes
Stratifiées couche après couche, ville sur ville,
Toutes s’écroulent et tombent dans ma bouche
Surréaliste ; je les déguste puis je rentre en courant
Jusque dans les draps humides de l’hôtel où je pleure
L’après midi les rues du Caire sont pleines de Hanumas abrités sous
de blancs Barakhanas, et les enfants en mules de plastique,  ils déambulent dans Giseh, […]
Tout est écrit à l’envers et ainsi en est-il de mon destin ; dans mon esprit je voyage dans les rues
De New York : les mêmes ruines, les mêmes
bâtiments abandonnés pleins de gens
pauvres, le même sang, le même saut dans la matrice
sémitique, la même blessure saignante.

    Nina Živančević accorde la touche baroque de l’Est, la musique des sentiments, et le plaisir français de l’intellect. Car les poètes dit-elle, les vrais, aiment cultiver l’intellect, avec grâce. En France, elle lit les philosophes du langage, Jean-Pierre Faye, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard. La lecture et l’amitié des philosophes est consubstantielle à sa poésie. Jean-Pierre Faye loue «  sa nonchalance ardente, son empressement retardé ou retenu ».
 

Le phénix

Ton regard de cobalt est
Descendu sur moi, par bonheur
Quand ta camarade prête à tout s’est
Montrée, par malheur,
Puis certaines autres personnes sensées
Se sont jointes à nous par bonheur

Mais le Friqué a dit alors :
Pourquoi les poètes pratiquent-ils
Tellement l’intellect ?
Je gagnais et perdais et gagnais et perdais
Tant d’argent, mais jamais je ne me suis consacré à la poésie
[…]
Il me fallait faire pipi et je quittai vite la scène
Par malheur,
Mais tu as attendu mon retour, par bonheur

Cependant, je me trouvai enceinte et toute confuse par malheur,
Je t’avais donné mon téléphone et tu m’as appelée six mois plus tard, par bonheur
À ce moment là j’étais déjà mariée et j’avais un bébé, par malheur 
Mais le Poète a dit alors
Les sentiments vont et viennent, la douleur, une hantise, et un seuil d’intolérance

Poésie de « l’acquiescement à ce qui vient à l’échelle des minutes brèves du plus vivant […] par bonheurpar malheur […] où l’humour est une clé de la survie » (Jean- Pierre Faye, préface de L’Amour n’est qu’un mot).

Les Sonnets en avion, une forme brève, intime, pour tout embrasser du gigantesque mouvement de brassage qui nous affecte. 

Geneviève Huttin 
(15/04/16)    



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Poésie







Non Lieu

(Mars 2015)
64 pages - 12 €











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