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« Au commencement était la pierre et la pierre provoqua la possession et la possession la ruée, et dans la ruée débarquèrent des hommes aux multiples visages qui construisirent dans le roc des chemins de fer, fabriquèrent une vie de vin de palme, inventèrent un système, entre mines et marchandises. » C’est dans ce « chaos de chairs et de sens » que va débarquer Lucien, professeur d'histoire et écrivain que la censure et l'engagement politique ont contraint de fuir. Un ancien copain de fac, Requiem alias le Négus, s'est proposé pour l'accueillir. Celui qu'il a perdu de vue depuis son mariage est un ancien soldat recyclé en aventurier, le roi des magouilles et des trafics de seconde zone, un arriviste pour lequel seuls le fric, le sexe et l'alcool comptent. Sa devise cynique le définit assez bien : « la tragédie est déjà écrite, nous on préface ». Lucien l'idéaliste est surtout un rêveur, un théoricien, un spectateur qui noircit sans relâche les pages du carnet qui ne quitte jamais sa veste. Immergé dans ce tourbillon incessant et désordonné, s'accrochant à son stylo avec obstination, il s'en isole pour, dans l'instant même où anecdotes, répliques et réflexions lui viennent à l'esprit, les coucher sur le papier. Une attitude qui vaudra à ce naïf la moquerie et la défiance des habitués. De quoi aussi se retrouver sans rien comprendre coincé dans une mine de diamants, puis en garde à vue, ne devant sa libération et sa survie qu'à l'affection d'une femme. Il faut dire que l'homme plaît à la gente féminine sensible à sa différence, son inaptitude à la violence et au pouvoir, sa fidélité à son épouse restée à l’Arrière-Pays et ses maladresses touchantes. Plus l'écrivain semble inaccessible, plus il les charme, et cette attraction tisse un cercle de protection bien utile autour de lui. Certains mâles en rut par contre s'en agacent fort. Pendant ce temps, Requiem, monopolisé par ses affaires, le croise peu. Mais il suffit que Malingeau, un riche ressortissant suisse, éditeur et amateur de chair fraîche, qui passe une partie de l'année sur place, s'avère fort intéressé par son protégé pour que les deux coqs se livrent à un duel sans merci. Classique lutte d'influence sur celui que Requiem considère comme sa propriété, mais aussi rapport de force évident pour affirmer sa suprématie sur le peuple turbulent du Tram 83, toujours au bord de l'émeute mais dont il est indispensable de s'attribuer les bonnes grâces. Car, n'en déplaise au ridicule Général dissident, la Ville-Pays et le Tram 83 se confondent et, pour conserver sa puissance, tous les moyens sont bons face à l'avidité mondialisée des investisseurs, aventuriers ou riches touristes venus du monde entier participer au banquet minier réel et fantasmé. Requiem, qui avec la complicité d'une fille s'adonne au chantage en utilisant des photos compromettantes, s'avère un redoutable adversaire... Après une succession d'épisodes picaresques dans le huis clos du Tram 83, le roman se termine sur l'accueil triomphant fait à l'écrivain qui, avec sa pièce de théâtre miroir du lieu outrancier et fangeux, a rencontré un vrai succès à l'étranger. C'est à une vision d'enfer luxuriant à la Jérôme Bosch que l'auteur nous confronte ici : ce Tram 83 est monstrueux, grouillant, impitoyable, plein de stupre et de turpitude, corrompu, endiablé, tonitruant et toujours près à basculer dans la folie. Un lieu de fric, d'alcool, de sexe et de drogue où le pire se joue en permanence et à huis clos, un espace de plaisirs éclaté en mille morceaux mais néanmoins régi par une logique interne à peine perceptible en filigrane. Fiston Mwanza Mujila, lui-même natif de Lubumbashi (capitale du cuivre au Katanga), nourrit son récit d'éléments empruntés à sa région, travestissant l'histoire de l’État indépendant de Moïse Tschombé (1960-1962), y projetant la ruée vers les ressources minières observée depuis 1996 dans la province voisine du Kivu. Mais c'est ici toute l'Afrique, son énergie, son instabilité politique, ses blessures coloniales, la misère et l'exploitation de ses populations, les dérives du capitalisme et de la mondialisation, que l'auteur met en situation, dans ce Congo réinventé avec ce Tram 83 hanté par une faune désespérée en « quête d’un bonheur bon marché ». L'auteur, avec l'improbable duo auquel il confie son récit, crée une perturbation supplémentaire. A priori tout semble opposer Requiem et Lucien au point que l'ancienne complicité censée les avoir réunis à nouveau semble contre nature. Et pourtant un point fondamental fait lien : que ce soit le capitaliste opportuniste et outrancier à la morale douteuse et à l’appétit démesuré pour le fric ou l'idéaliste insensible à tout ce qui n'est pas écriture qui, convaincu de son talent et intransigeant quant à son art, se tient à distance, chacun affirme ses choix et sa vision du monde avec une force, une radicalité, une intolérance et une obstination absolument identiques, sans jamais se remettre en cause. Aucun des deux héros n'est ici vraiment positif car face à l'individualisme triomphant qu'ils incarnent, face à tant de certitudes, d'ambition et de détermination chez les hommes, comment espérer un jour faire taire le bruit des armes, bannir l'asservissement des faibles par les puissants, trouver le terreau favorable à l'éclosion d'une société respectueuse de chacun, réconciliée et porteuse de félicité ? Comment construire pour les terres dévastées d'Afrique un avenir plus clément, semble derrière sa fable demander l'auteur. Et si « L'écriture est une façon de dire le monde » avec « plusieurs sens, plusieurs messages » comme le livre l'auteur lors d'une interview au ''Point Afrique'', comment entendre qu' « écrire quand on a faim, n'a pas de sens » comme le disent à Lucien ceux du Tram ? En tout état de cause, Fiston Mwanza Mujila fait ici vraiment acte de littérature avec une maîtrise assurée de la forme comme du fond. C'est donc un premier roman original et ambitieux, provocateur, baroque et flamboyant, entre rire et tragédie, complexe parfois, qui s'apparente par sa forme à une toile, un concert de jazz ou au tableau édifiant d'une tragédie antique, que nous offre cet écrivain francophone rodé aux nouvelles, au théâtre et à la poésie. Dominique Baillon-Lalande (12/11/14) |
Sommaire Lectures Métailié (Août 2014) 208 pages – 16 € Livre de Poche (Mars 2016) 264 pages – 7,30 €
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