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Catherine MAVRIKAKIS

Oscar de Profundis


Ce roman d'anticipation nous projette dans un avenir où « malgré des étés de fournaise où les feux de forêt recouvraient la planète d’une fumée épaisse, désagréable, la Terre, dans son ensemble, connaissait des périodes froides résolument polaires ». « Le monde entier s’était vu privatisé (...) Trois ou quatre immenses compagnies géraient l’ensemble des ressources de la Terre en diversifiant leurs marques de commerce pour que les populations nanties n’y voient que du feu. Les êtres qui ne pouvaient s’accommoder de cet état des choses étaient devenus des parias ou des fous ».  Tandis que la misère, la famine et la mortalité explosent dans les villes, les riches se replient en périphérie dans des propriétés sécurisées, abandonnant et enfermant les pauvres en cœur de ville afin de ne pas être contaminés. Le même phénomène s'était déjà produit à Londres, Chicago, Rio de Janeiro, Los Angeles, Helsinki et Moscou... La peste s'en était mêlée, débarrassant définitivement ces grandes métropoles de leurs gueux, les transformant du même coup en villes fantômes.

C'est au Québec en plein hiver que se déroule le roman alors que la star internationale Oscar de Profundis revient après vingt ans d'absence donner deux concerts-événements dans sa ville natale. 
Le chanteur  avait quitté le domicile familial peu après la mort tragique de son frère, cause d'un repli maladif de sa mère dans une semi-folie et de la fuite de son père.
Il s'était alors réfugié dans une vie marginale dont l'art et la drogue constituaient les deux fondements, choisissant de « ne pas introduire l’horreur des temps à l’intérieur de son monde à lui. [...] L’art et, plus largement, un certain agencement du monde destiné à en révéler la beauté l’avaient mis à l’abri de ce qu’il pouvait y avoir de terrible dans l’existence. »
Pour Oscar qui « arborait, tatoué sur son dos, le poème de Baudelaire ''De profundis clamavi'' » et se désintéressait complètement de l’existence de ses contemporains, « tout devait se faire art. »
Dans l'immense bibliothèque qu'il s'était fait construire dans son ranch du Texas, il passait des journées entières plongé dans la lecture des plus grands (Poe, Baudelaire, Pétrone, Kawabata, Mishima, Sei Shōnagon, Dante, Catulle Mendès, Dostoïevski…) en ressortant « ébahi de ses descentes aux enfers pour écrire frénétiquement une douzaine de chansons ou pour partir en tournée. ».
« Dans ce monde dingue où une ridicule citation était devenue un plagiat potentiel et où l’on était poursuivi pour des millions de dollars aux moindres signes de reprise d’un air insignifiant [...] Oscar avait insisté pour continuer à entrer en dialogue avec ceux qui l’avaient précédé. Il avait engagé à temps plein une kyrielle d’avocats qui défendaient le droit de s’inscrire dans une lignée littéraire, musicale et tout simplement artistique. » Il avait donc logiquement constitué aussi une cinémathèque tout aussi remarquable dont il faisait régulièrement usage. Enfin, à l'heure où la plupart des cimetières, considérés comme obsolètes, étaient abandonnés voire détruits, le « Parsifal du Rock » s'était également assigné pour tâche la récupération du corps des artistes, érudits, intellectuels, scientifiques composant son panthéon personnel,  pour réaliser la nécropole qu'ils méritaient. 
Pour lui, « Il fallait continuer à tisser du sens avec la trame effrangée du temps. »

À ses côtés, dans l'ombre, Edward Stonehouse, jeune amant devenu secrétaire et homme de confiance d'Oscar, consacrait sa vie à la gloire de la Star. Et celui qui savait mieux que personne gérer sa folie et ses sautes d'humeurs'employait jour et nuit comme un infirmier ou un esclave dévoué à lui éviter toute contrariété ou confrontation avec la réalité. C'est donc lui qui, comme d'ordinaire, avait organisé cette tournée, minutieusement verrouillé l'emploi du temps d'Oscar pour ce court séjour dans cette ville alourdie de souvenirs douloureux, leur dégottant une immense villa du XIXe siècle miraculeusement préservée au cœur des ruines comme hébergement. 
En effet quelle qu'en soit la raison, caprice de diva, provocation d'un dandy esthète soucieux d'entretenir sa réputation de marginal sataniste ou poids de son passé personnel, le chanteur avait  exigé que les concerts donnés dans sa ville se déroulent dans ce centre-ville qu'il avait fréquenté et non dans les quartiers sécurisés de l'extérieur. Une décision qui allait s'avérer lourde de conséquences car là aussi la maladie noire dans l'ombre des ruelles déjà s'était tapie. Une aubaine pour les autorités très informées qui décident de laisser passer les concerts et d'attendre que la liesse retombe pour officialiser l’épidémie et déclarer l'état d'urgence bouclant en quarantaine tous ceux qui se trouvent alors intra-muros.
Une occasion inespérée pour les miséreux de faire la fête avant que, à la suite de ceux de Londres ou de Rio, la mort leur règle leur compte. 

Mais, parmi cette horde de sans-abri si monstrueusement condamnée, certains, comme Carl, Cate (médecin déchu), Babel, Mo, Wlad, Balt, le Cloporte, Adrien (le libraire), déjà plus ou moins organisés en bandes de façon souterraine, profiteraient bien de l'opportunité pour se faire entendre. « Il suffisait de kidnapper De Profundis en empruntant les couloirs souterrains, puis de faire chanter l’État qui ne voudrait pas être responsable de la mort de la star planétaire » pour que le monde ouvre enfin les yeux sur le sort des « damnés de Montréal » avant qu'ils soient définitivement rayés de la carte. 
« Adrian faisait partie de ces humains rarissimes qui luttaient encore contre le pouvoir. Il recevait dans sa toute petite librairie des gueux et quelques rares professeurs et étudiants érudits, humanistes, avec lesquels il rêvait encore d’abolir le Gouvernement mondial », il suivra donc malgré son âge la jeune Cate (aisément repérable grâce à l’épervier qui ne la quitte jamais) dans cette action désespérée et aidera même la bande rebelle à trouver une complice dans la villa où l'artiste et son staff sont calfeutrés.

On se doute que la confrontation de l'artiste atypique avec la charismatique Cate qui tient lieu de chef aux rebelles et celle avec le libraire amoureux de Hermann Hesse, prendront un tour assez exceptionnel pour que la curiosité et l’intérêt viennent parasiter la peur ressentie par l'otage.
Reste donc à savoir si les prédictions de l'astrologue personnel d'Oscar se trouveront vérifiées par une mort par overdose du rocker devenu vieux dans son lit aux States...


Catherine Mavrikakis, dans cette fable apocalyptique, dessine un enfer qui est d'autant plus effrayant qu'il n'est qu'une projection caricaturale de notre présent poussé à l’extrême.
La critique est féroce mais si le tableau cauchemardesque est a priori désespéré, on y trouve néanmoins  quelques échappées grâce à des personnages hors normes.
Oscar tout d'abord, qui pourrait n'être qu'un être superficiel, symbole du succès et de la fortune positionné en opposition aux gueux, dont l'auteur fait un être fragile, construit sur un passé douloureux, qui se transforme au fil des pages en incarnation obstinée de l'amour des arts, de la culture et de l'Histoire, présentés comme valeurs suprêmes, à la fois refuge et viatique face à la  barbarie.
Cela nous vaut une pléiade de citations littéraires dont certaines (traduites) dans leur langue originale et de nombreuses références cinématographiques, philosophiques, plastiques ou architecturales, toujours percutantes et parfaitement choisies.
Face au héros en habit de lumière, le clan des sans-rien ne fait pas pâle figure. Par la force de leur solidarité, grâce à cette énergie extraordinaire qu'ils déploient pour leur cause sous la houlette de la merveilleuse Cate et du vieil Adrian dans le rôle du sage, ils raflent la mise dans la deuxième partie du roman.
Et étonnamment, le refus et la résistance à l'ordre établi, le choix partagé de privilégier l'idée, le sens, le savoir et l'humain au pouvoir et à l'argent, réunissent la star et les rebelles dans une communauté du « Bien », entrouvrant une porte sur l’espoir.

Fable philosophique mais aussi alerte et exhortation à la lutte, cet étrange roman au scénario qui sait ménager ses effets, jouer du rebondissement, de la surprise et du suspense comme un polar,  échappe à toute classification.
Il est tout simplement brûlant, fascinant et passionnant.

A méditer, cette citation page 226 : « Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traîtres n’est pas victime, il est complice. » (George Orwell)

Dominique Baillon-Lalande 
(05/09/16)    



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Lectures









Sabine Wespieser

(Août 2016)
312 pages – 21 €
















Catherine Mavrikakis,
née à Chicago en 1961,
est une écrivaine québécoise qui enseigne la littérature
à l’université de Montréal. Oscar de Profundis
est son septième roman.



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