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Noémi LEFEBVRE

L'enfance politique


Martine, mariée, trois enfants dont un tout jeune, femme active avec une vie apparemment tranquille, un jour, pète les plombs.
Est-ce lié à son passé familial, à son père qui a fait la guerre d'Algérie sans jamais en parler, à sa mère qui a passé son enfance dans un orphelinat de bonnes sœurs sous Pétain ? Entre l’Hôpital psychiatrique où elle est internée suite à une tentative de suicide et le domicile maternel où elle se réfugie à sa sortie, entre camisole chimique et régression infantile, Martine tente seule de gérer, comprendre, analyser ce qui l'a conduite jusque là. 
« Je me demande si l'histoire de ma mère dans la guerre de son enfance ne m'aurait pas conditionnée à subir quelque petite violence politique de dessous les fagots. »
Et si son traumatisme ne prenait pas racine dans son histoire personnelle et venait de cette société dite politique, de guerres et violences, à laquelle on est tous confrontés depuis toujours ?

          C'est Martine, en prise directe et sous influence de ses troubles mentaux, qui nous raconte, décrit, se décrit, au présent. Mais l'un des points forts de ce roman tient à l'angle d'attaque novateur choisi par l'auteur : considérer la dépression non selon la seule appréhension individuelle et psychanalytique habituellement en cours mais avec une approche également sociologique et collective. Et à partir des thèmes de la mère dévorante et fusionnelle, des silences ayant marqué l'enfance, du vide existentiel et du poids d'une certaine normalité sociale ressentis par cette mère de famille d'une quarantaine d'année, avec l'évocation des violences et des guerres, les références à l'Algérie, la Corée ou la France sous Pétain, la narratrice n'a de cesse de brouiller les cartes pour semer la confusion.

Dans ce long monologue constitué de courts paragraphes qui s’enchaînent, Noémi Lefebvre use et abuse avec talent des assonances, jeux de mots, associations d'idées, clichés, récurrences et maltraite avec une certaine jouissance la syntaxe. Prenant ses distances avec le schéma narratif traditionnel (et prenant en cela le risque de déstabiliser le lecteur) elle nous entraîne dans une singulière plongée, désarticulée, décalée et féroce dans la maladie mentale, préférant  l'allusion, la fragmentation, l’ambiguïté ou la provocation à l'analyse.
Et le travail émancipateur et libérateur mais spasmodique et aléatoire que le personnage mène sur lui même au quotidien, avec ses angoisses, ses rejets et sa souffrance, est incarné par un véritable dynamitage de la langue, toujours en effervescence, disloquée, blanche ou explosive.

Mais si l'auteur avec cette écriture foisonnante mais déstructurée, ancrée dans l'oralité et l'immédiateté avec un étonnant mélange de registres (familier, psychologique, linguistique), fait superbement écho au désordre apparent et aux pulsions délirantes et hallucinées de la malade, le récit fabrique à partir de tous ces ingrédients une vraie cohérence.
Et cela donne un texte troublant, intense, vibrant, absurde et comique par moments, qui parvient, à travers une archéologie plus politique et sociale que familiale, à explorer en profondeur son sujet avec des personnages qui loin des stéréotypes prennent chair au fil des mots.
« Je leur téléphonai, ils me téléphonèrent, nous nous téléphonâmes et nous nous répondîmes, je comprenais les gens, je comprenais ma mère, naguère j'étais aussi, moi-même, pendue au téléphone, pendant des heures et des heures, comme ça, je me pendais.
Je dépendais des gens qui dépendaient de moi.
Je me pendais ou ils se pendaient ça dépendait des fois.
Parfois c'était les deux.
Je faisais ça naguère, comme ma mère, je ressemble à ma mère, c'est pour ça qu'elle m'énerve. »

Un roman éminemment original, subversif et incandescent par sa forme, fascinant, inventif et incontestablement littéraire.

Dominique Baillon-Lalande 
(07/12/15)    



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Verticales

(Février 2015)
172 pages - 19 €













Noémi Lefebvre,
née en 1964 à Caen, est responsable, depuis 2012, du Centre d’études sur l’enseignement et les pratiques musicales au Cefedem Rhône-Alpes. L’enfance politique est son troisième roman.


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