On ne peut pas écrire un chef d'uvre par an. Stephen King, tout roi
qu'il est, reste humain, c'est humain. Heureusement. Après l'exceptionnel
22/11/63, son Docteur Sleep semble fade. Mais malgré ses longueurs
et ses faiblesses, ce roman se laisse lire. Car ce qu'il est advenu de Danny Torrance,
le petit enfant de Shining, tout de même, les lecteurs fans voudraient
bien le savoir. Danny ? Il est devenu Dan, puis s'en retourne à ce "Doc"
qui était son surnom durant l'enfance. Dan est alcolo, un vrai de vrai.
Hérédité, quand tu nous tiens
Un alcolo qui cherche
à sombrer, qui y parvient. Il faut toucher le fond pour refaire surface.
La prise de conscience que l'alcoolisme est un vice qui conduit au délit
et laisse faire le crime arrive trop tard. Un enfant est mort, que Dan n'a pas
su sauver. Sur cette mort originelle, Dan va fonder sa rédemption.
Dans les romans de Stephen King, la petite ville et les petites gens cachent
le meilleur et le pire. Dans Docteur Sleep, la petite ville de Frazier
est bienveillante. Dan s'y arrête sur une intuition une suggestion
de son "Don" : « (c'est là, c'est le bon endroit).
Aussi bon qu'un autre, pensa Dan » (p.73) , y trouve un emploi,
un ami, et une planche de salut. Il fréquente les AA (Alcooliques Anonymes),
collectionne les jetons de présence aux réunions, est embauché
à l'hospice de la ville et aide les patients à "passer"
en douceur, d'où son surnom de Docteur Sleep. C'est un chat (Azzie, diminutif
d'Azraël) qui anticipe la mort des patients, en se couchant près
d'eux à l'orée de leur mort. On retrouve ici un motif exploité
dans un épisode de Dr House mais à rebours, la prescience
du chat, chez King, n'étant jamais remise en question (1).
Dan Torrance n'est pas le héros de Docteur Sleep. L'héroïne,
c'est Abra, une fillette qui elle aussi a "le Don", puissamment. Elle
entre en communication avec Dan par l'intermédiaire d'un tableau noir,
sur lequel elle trace des messages à la craie, tout en se trouvant à
des kilomètres de distance. Là encore, on retrouve un motif exploité
une fois déjà, au moins. On pense à Sac d'os, autre
roman de King, où des messages apparaissent sur le réfrigérateur,
à l'aide de magnets en forme de lettres de l'alphabet. Abra est en danger.
Des vampires la traquent. Ces "vampires" ne se nourrissent pas de
sang, mais de vapeur. De vapeur ? Oui, celle qui s'exhale des corps torturés
d'enfants. Plus le "Don" est présent en eux, meilleure est
la vapeur. Qui permettra aux "vampires", une fois cette manne inhalée,
de vivre pleinement des mois, des années. Ces personnages de "vampires"
sont une image affadie du clown de Ça : personne ne prend garde
à eux, ils sont quelconques, passe-partout, entretiennent leur image
banale. Ils parcourent les États-Unis dans des camping-cars, vêtus
de tee-shirts et de pantacourts, coiffés de casquettes, invisibles ou
presque. Seule Rose Claque, avec son chapeau du même nom, de traviole,
et son véhicule exceptionnel, émerge de la horde. Le combat final
aura lieu contre elle.
Les terreurs d'enfance. Voilà ce que King explore à nouveau dans
Docteur Sleep. Les terreurs, pas la simple peur. L'alcoolisme de Danny
Torrance est une malédiction ET une protection : « Les gueules
de bois du matin étaient mille fois préférables aux cauchemars
toutes les nuits » (p. 221). Abra, arrière-petite-fille de poétesse
le personnage de Chetta, vieille femme attachante, est la vraie réussite
du livre est apparemment une enfant, puis une adolescente innocente.
Mais son "Don", et un arbre généalogique ignoré,
en font une proie rêvée. Encore une fois, comme souvent
chez King ou chez les plus grands tragédiens la faute (la tare)
des pères (des aïeux) rejaillit sur la descendance. La terreur,
dans ce cas, est affaire aussi de pressentiment.
Et le Mal sauve le Bien. Souvenons-nous : dans La Ligne verte, John Coffey
"absorbe" le mal de Mélinda Moores pour le recracher à
la face de Percy. Dan Torrance, dans Docteur Sleep, va faire de même
: « Penché en avant, les mains posées sur le haut des cuisses,
l'estomac bouillonnant comme du métal en fusion, [Dan] exhala le dernier
souffle de la vieille poétesse, celui qu'elle lui avait généreusement
offert dans un baiser d'agonie. De sa bouche jaillit une longue volute de brume
rose qui vira au rouge au contact de l'air » (P.548-549). Il y a, dans
l'uvre de King, un optimisme qui vire à la foi aveugle : souvent
presque toujours se présente un Sauveur qui expie et rachète.
Pas forcément ses propres fautes. Pas forcément l'humanité
entière. Mais un enfant. Une ville. Et, petit pas après petit
pas, épreuve après épreuve, le monde peut poursuivre sa
course.
Le monde, chez King et dans Docteur Sleep nous en avons une manifestation
presque tangible est un carcan qu'il convient de "retourner".
Dan Torrance, Abra et Rose Claque sont capables de "renversement".
Chacun d'eux, et chacun à son tour, voit et pénètre le
réel par le corps et les yeux de l'autre, qu'il soit allié ou
ennemi. Peut-être que toute l'uvre de Stephen King, même dans
ses romans mineurs, est une ode à ce renversement : le monde est hostile,
les enfants sont en danger, l'innocence est une proie et le grand prédateur,
au fond, c'est nous. Les autres et nous. Il y a, en filigrane, dans l'uvre
toujours en élaboration, cette idée que l'amitié, la famille,
le lien quelconque offert, accepté, subi sont des remparts,
parfois dérisoires, parfois efficaces. Les faibles sont aussi les forts.
Les méchants peuvent être vaincus. Qu'ils y viennent, nous hanter,
et ils verront ce qui les attend !
(1) Docteur House, Saison 5, épisode 18 : "Here Kitty",
en français "Un chat est un chat". La chatte Debbie "annonce"
les morts imminentes, mais en fait elle est attirée sur les lits des
patients moribonds par la chaleur que dégage la couverture chauffante
dont on les enveloppe. Cet épisode est lui-même inspiré
du chat Oscar, animal familier d'un hôpital de Rhode Island et "star"
des médias outre-Atlantique (voir par exemple The New England Journal
of Medicine). Stephen King parle volontiers du chat Oscar mais jamais de
l'épisode de Dr House.