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Julian BARNES


Le fracas du temps



« À qui appartient l’art ? » Dmitri Dmitrievitch Chostakovitch, alors qu’il était professeur au Conservatoire et sommé d’évaluer les étudiants, avait posé cette simple question à une élève. Son idée était d’aider la jeune fille puisque la réponse se trouvait écrite en lettres majuscules au-dessus de leur tête : au peuple. « L’art appartient au peuple. » Lénine l’avait dit. Staline le disait encore. La jeune fille, elle, avait gardé le silence.

Après avoir lu Le fracas du temps, biographie romancée du célèbre compositeur, on se surprend à penser que la vie du grand homme pourrait se résumer à cette anecdote. Son existence n’a en effet cessé d’être malmenée entre un désir d’affirmer au monde que l’art n’appartient à personne sinon à l’art lui-même et un désir de ne pas se faire remarquer, de se taire et, finalement, d’abdiquer. En résulte une vie emplie de compromis. Une vie de lâche. C’était le mot que Chostakovitch utilisait à son propos.

Julian Barnes fait d’ailleurs de la naissance du compositeur le paradigme de cette lâche existence. Ses parents voulaient le nommer Jaroslav, prénom qui plaisait à chacun sauf au prêtre. Non, non, non, décréta l’homme d’église, un tel prénom est ridicule, il faut choisir un beau prénom russe, Dimitri par exemple. Oui Dimitri ! Et les parents cédèrent.

Qui sait ce que serait devenu Jaroslav Dmitrievitch Chostakovitch ? Aurait-il été compositeur ? Si oui, aurait-il accepté le sort que Staline a fait subir à sa musique, tantôt l’interdisant, tantôt la forçant à ressembler à l’idée que le Grand Leader et Timonier se faisait de l’art ? Aurait-il accepté de tenir des discours devant de multiples assemblées sans jamais avoir écrit un seul de ces discours ? Aurait-il accepté, durant un séjour aux Etats-Unis, de renier Stravinsky qu’il admirait pourtant ? Aurait-il accepté les titres honorifiques dont on l’affubla au gré des changements de régime ? Aurait-il finalement accepté de prendre sa carte du Parti quand il s’était juré que, sur ce point au moins, il ne cèderait jamais ?

Ni Russe blanc, ni Russe rouge, Chostakovitch avait le tort de vouloir rester un homme libre. Au nom de cette liberté, il a transigé. Pour ne jamais répondre à la question posée à l’étudiante, il a accepté son sort comme d’autres acceptent une infirmité ; et c’est en fataliste qu’il est mort. En fataliste pessimiste.

Peut-être est-ce sa plus grande gloire, lui dont les œuvres interdites l’ont été au nom de leur pessimisme. Mort, il put enfin être lui-même. C’est ce qu’on lui souhaite en refermant ce livre qui a donné à voir que tout grand homme, lorsqu’il est pris dans le fracas du temps, ne peut pas toujours le traverser la tête haute.

Dmitri Dmitrievitch Chostakovitch, à travers le talent de Julian Barnes, nous donne ainsi une belle leçon de modestie. Car tout de même, dans ce fracas ou dans ceux, aujourd’hui, que nous traversons, n’est-ce pas sa musique qui résonne encore ?

Isabelle Rossignol 
(19/05/16)    



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Lectures




Mercure de France

(Avril 2016)
552 pages - 24,40 €


Traduit de l'anglais par
Jean-Pierre Aoustin





Julian Barnes,
né en 1946, vit à Londres. Auteur d’une vingtaine de livres (romans, recueils de nouvelles, essais) traduits en plus de trente langues,
il a reçu de nombreux prix dont le Man Booker Prize, le  Femina étranger
et le  Médicis essai.

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Wikipédia


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