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Carsten JENSEN

Le dernier voyage



– Quels motifs ? demanda-t-il en désignant le quai. Des tas de charbon, des mâts, une cheminée qui fume. On aperçoit à peine Amalienborg et pas du tout la place du château. C'est le spectacle que nous offrons à notre roi. Des gens déracinés en train de lui tourner le dos et qui quittent le pays parce qu'il ne leur suffit pas. Le peintre devrait-il aggraver les choses en choisissant la fange comme motif ?

Jens Erik Carl Rasmussen est un peintre danois du milieu du XIXe siècle. Malgré la révolution impressionniste et autres bouleversements picturaux – Turner vient de mourir quand le petit Jens Erik Carl se fait remarquer comme artiste par le protecteur de la ville où il est né et va obtenir une bourse pour étudier la peinture –, il n'aura qu'une profession de foi, peindre ce qui est beau et va, par là même, s'entraver lui-même et rester un peintre académique. Si ses marines connaissent un succès d'estime de son vivant et lui permettent de vivre aisément de son art, son œuvre est tombée dans l'oubli peu de temps après sa mort.

Mais on comprend l'engouement de son compatriote Carsten Jensen pour la biographie totalement romanesque de ce peintre issu d'une famille protestante très modeste dont le père, frustre, à la fois brutal avec ses enfants et obséquieux devant l'ordre social, attend de l'aîné de ses onze enfants qu'il l'aide dans son métier de tailleur et non pas qu'il perde son temps à griffonner… Mais le destin en décide autrement et la vie du petit Carl va ressembler à un roman de Dickens : extrême pauvreté, mécène providentiel, apprentissage douloureux, ange tutélaire, chagrin d'amour, voyage initiatique, ascension sociale…

Le narrateur, en nous racontant le dernier voyage du peintre sur un bateau de marine marchande danoise qui fait la navette avec le Groenland, va à la fois nous raconter sa vie par longs flashbacks et interroger la finalité de l'art, qu'il soit pictural ou littéraire. Et malgré le classicisme et du peintre et de la narration, on se passionne pour ce héros déceptif qui passe à côté de sa vie et de son œuvre et qui pourtant est à chaque fois à un poil de pinceau d'une révélation, d'une révolution …

Obnubilé par son vœu de ne peindre que la beauté comme signe évident de l'existence du Créateur, Rasmussen va passer à côté de son œuvre. Pourtant, à trois reprises dans sa carrière il approchera d'une autre vérité : quand il peint, lui-même encore enfant, les petits paysans qui se rassemblent autour de lui pour voir ses dessins et écouter la lecture qu'il leur fait de L'Odyssée ; quand, lors de son premier voyage au Groenland, il peint une petite eskimo et quand il se souvient de son voyage à Paris : une impureté sur sa cornée qui salissaient toutes les visions suivantes.

Carl savait que, après la chute de la Commune de Paris, des milliers de communards avaient été mis contre des murs et fusillés. Là, il ne pouvait plus passer près d'un immeuble sans imaginer ses murs criblés de taches blanchâtres qui, de loin, ressemblaient à des crottes d'oiseau, mais qui de près, se révélaient être des fragments de cerveaux frappés par une balle.

Mais les petits paysans le brutalisent, les Eskimos manquent de le lyncher et il considère ses visions de Paris comme des rêves saugrenus !

L'obstination de ce peintre – qui pense qu'on ne peut créer qu'apaisé et qui, même sous les coups, répète : "Je ne dessine pas ce qui est laid." – est fascinante. La narration de sa douloureuse ascension vers la reconnaissance et les honneurs, de la perte de son premier amour dont il s'interdit de peindre les yeux, bleu cobalt, par respect pour celle qui est devenue sa femme, puis de son soudain dégoût pour sa vie de notable, est passionnante. Ses interrogations sur son œuvre – regardera-t-on son tableau Le Christ au lac Tibériade, malgré l'utilisation de ses concitoyens comme modèles, dans l'église du bourg où il est maintenant installé en tant que peintre de l'Académie Royale, comme lui avait regardé l'œuvre de son prédécesseur, avec mépris ? – poussent à aller jusqu'au bout de ce cruel voyage, celui que tout artiste entreprend et dont il ne revient pas.

Sylvie Lansade 
(28/01/14)    



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Lectures








Maren Sell

(Janvier 2014)
304 pages - 22 €


Traduit du danois par
Alain Gnaedig







Carsten Jensen,
né au Danemark en 1952, écrivain et journaliste, a publié une vingtaine de livres et obtenu de nombreux prix. Ce roman est le deuxième traduit en français.




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