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Ilaria GREMIZZI


Les nigauds de l'oubli
et autres saloperies



Lily, la narratrice de ce roman, pourrait être la sœur de la Zazie de Queneau, celle qui voulait prendre le métro un jour de grève, ou même Zazie un peu plus grande, à treize ans, toujours aussi vive et impertinente, qui n'a pas sa langue dans sa poche et vit au milieu d'adultes à peine plus mûrs qu'elle.

Ce roman est un coup de cœur étonnant et magnifique. Au départ, un livre parmi tant d'autres. Un de plus. Le nom de l'auteur n'est pas connu (normal puisqu'il s'agit d'un premier roman) et la couverture ne donnait pas dans la dentelle avec le mot "saloperies" en sous titre et cette phrase en gros caractères : C'est un roman à l'envers, plein de ratages, de fautes, de maladresses, de trucs qui se passent malgré nous. Avec des kilos de brandade de morue. La morue écrite pue un peu moins que la vraie. C'est l'avantage de la littérature sur la cuisine.
Et là, c'est déjà la voix malicieuse de Lily qu'on entend…

Un extrait du prologue où elle évoque ces "nigauds de l'oubli" qui donnent leur titre au roman permet de comprendre la raison d'être du livre. Lily est assise dans l'autocar, elle quitte son village et elle cogite…

Une partie des gens qui habitent la Terre a pour tâche l'oubli. Ils effacent efficacement, dégagent les souvenirs de notre galeuse humanité. […]
L'oubli, c'est leur sainte vocation. Je les remercie d'oublier. Ils me soulagent d'une partie de la tâche. D'autant plus que je n'y arriverai pas. Ma viande brûle et mon sang est noir. Je suis un volcan en pleine activité. Quoi que je fasse, je n'oublie presque rien.
Après les professionnels, nous avons les chats. De rusés compagnons qui en savent aussi pas mal, en matière d'oubli. Demandez à un chat ce qu'il a bouffé la veille : il ne va pas savoir vous répondre. […]
Sinon, ceux qui n'ont ni chat ni voisin oublieux n'ont plus qu'à raconter les choses. Il n'y a pas d'autre moyen pour continuer à vivre, quand on est des nigauds de l'oubli. Raconter soulage, vide, épuise. Raconter sauve.

Alors, faute d'être un oublieux professionnel ou un chat, Lily raconte…
Pourquoi elle est dans cet autocar, pourquoi elle quitte son village, comment elle y vivait avant et après l'arrivée de Franz…

Son récit est découpé en vingt-quatre chapitres qui portent tous un titre commençant par "de" comme le faisaient parfois Rabelais (Du deuil que mena Gargantua de la mort de sa femme Badebec.) ou Voltaire (D'un souper que Candide et Martin firent avec six étrangers, et qui ils étaient.). Ici, cela donne "D'un déménagement qui fut pris pour un meurtre et de mes grands travaux pour devenir femme." ou "De mes fantaisies félines et du jour où Franz m'a dit qu'il avait rendez-vous avec son enterrement." Une mise en appétit que le contenu du chapitre ne déçoit jamais.

Lily parle de son village, de son chat (le vieux Voltaire – encore un clin d'oeil au conteur philosophe – qui meurt dès le premier chapitre), du salon de coiffure de Ronnie, son père, (salon qui périclite et conduit la famille vers la ruine), de sa mère partie quand Lily était très jeune et remplacée maintenant par Jeanne… Elle évoque son sentiment d'être trop grosse et les conseils que lui prodigue son amie Linda (Linda s'entraînait régulièrement, elle ondulait comme une péniche le long de la ligne blanche qui marquait les marges de la route. […] Quelle chance, d'avoir des fesses comme les siennes. Quelle chance d'avoir une ligne droite à suivre.)… Elle raconte aussi ses communications téléphoniques avec Médina, une voyante patentée dont elle voudrait apprendre tout ce qui va lui arriver… Et tant d'autres choses encore sur son quotidien dans son petit village… La Toussaint, par exemple : Quatre heures de l'après-midi. Tout le monde se réveillait de la léthargie après-pitance et sortait. En bagnole, jeep, moto, mobylette, scooter, brouette. Ceux qui ne possédaient rien de tout ça prenaient le vélo, le tricycle, n'importe quoi, même une roue sous le bras, l'important était d'avoir un moyen de locomotion, pour ne pas être moins que les autres.

Mais aussi, et surtout, elle parle de Franz, cet homme étrange que son père a rencontré par hasard et ramené chez eux parce qu'il se cache de la police. Franz qui l'écoute et la comprend. Franz qui bouleverse sa vie et l'envahit…
Un jour, Franz était dans le baume après-rasage d'un gars qui traversait la rue. Un autre, il se cachait dans les plis enflés des doigts d'un vieux monsieur appuyé au comptoir du Tropico. Un autre jour encore, il se nichait dans la manière maladroite dont l'enfant de la voisine s'essuyait la bouche, à table. J'avais l'impression de le voir, répété à l'infini, dans tous les âges de sa vie. Si je continuais à cette allure, le monde entier allait bientôt avoir son visage.
J'ai bien fait de partir.

Un roman magnifique, plein d'humour et d'émotion, porté par l'écriture étonnante de cette jeune Italienne qui a choisi d'écrire en français, un français superbe dans sa syntaxe comme dans son vocabulaire. Une découverte surprenante, un grand bonheur de lecture !

Serge Cabrol 
(30/08/13)    



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Le Castor Astral

(Mai 2013)
272 pages - 17 €








Ilaria Gremizzi,
née à Treviglio en 1981,
vit près de Milan.
Parlant italien, russe et anglais, elle a choisi d'écrire en français.
Les nigauds de l'oubli
est son premier roman.