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Frédérique MARTIN

J'envisage de te vendre
(j’y pense de plus en plus)



J’envisage de te vendre (j’y pense de plus en plus) est un recueil de 12 nouvelles dont la première phrase,  « L'autre jour, j'ai vendu ma mère. » (in Le désespoir des roses ), annonce la couleur : ce sera provocation et humour durant tout le voyage, attachez vos ceintures !

Effectivement dans cette société imaginaire construite en projection de la nôtre, loin d'être l'acte ignominieux d'un déséquilibré ou d’un psychopathe, cette pratique est monnaie courante  pour démarrer sa vie d'adulte et s'affranchir de ses parents avec un pécule suffisant. Ce fils qui a pris soin de prendre avec elle le fauteuil où depuis toujours elle aimait à se reposer, gêné par le marchandage des clients potentiels, serait même un gentil garçon. Le déroulement de la vente (bienvenue dans le passé au marché des esclaves) s’avère par contre franchement odieuse.

Les nouvelles suivantes, de la première (Dites-nous tout où une équipe de télévision vient filmer en direct un dépressif candidat au suicide) à la dernière (Les manquantes où épouses et filles doivent vivre cloîtrées chez elles sauf quand les jeunes filles atteignent l'âge de participer aux "rencontres" organisées pour les  hommes en quête de femme (ce qui sera alors leur première et dernière sortie),  nous projettent inéluctablement dans un avenir virtuel qui fait froid dans le dos. 
Certaines, Remugles, avec ce père à l'odorat hypertrophié qui bascule de façon brutale dans la folie, La prophétie de la goutte d'eau et sa mise en scène terroriste ou Droit de visite où un serial killer suite à sa condamnation voit défiler dans sa chambre d’hôpital les familles de ses victimes, sont plus apparemment violentes que d'autres.
Mais du Pompon du Mickey où, dans une société dédiée aux jeux de hasard imposés par la loi à tous et journellement, l'heureuse gagnante de l’Organisation des Consciences Unies voit sa vie virer au cauchemar, au Fruit de nos entrailles où un couple vient choisir sur catalogue leur futur bébé, en passant par La grève des morts avec une euthanasie quasi imposée aux malades incurables par le décret 8731 mais affichée comme "volontairement" choisie par eux sous prétexte de mourir proprement et en toute discrétion, sans oublier Doloris et son tribunal télévisuel d'une femme active refusant d'enfanter, les nouvelles de ce recueil sont majoritairement plus inquiétantes les unes que les autres. Sans délicatesse, elles s'appuient sur nos angoisses et nos faiblesses pour mieux nous atteindre.  

Bien sûr, dans ce jeu de massacre, la charge est sans nuances et outrancière : la société est sous l'emprise totale de l'économie (donc de l'argent et de la consommation), de l’hygiénisme et de la sécurité, les luttes de classes et de sexes y sont exacerbées et les personnages n'y sont plus que des pantins ayant perdu toute possibilité de choix et tout semblant de liberté individuelle.
Mais si l'auteure joue ici à nous faire peur et le fait avec suffisamment d'éléments piochés dans notre quotidien pour nous toucher, elle le fait avec fantaisie, décalage et humour.  Comme le conte où le loup féroce est toujours affamé (afin que les petits chaperons rouges ne sortent pas dans la nuit et que les enfants n'ouvrent pas la porte à des inconnus), le monde cauchemardesque que Frédérique Martin invente pour nous, ses extrapolations délirantes qui par leur excès même affichent leur aspect fictionnel, semblent avoir pour seul but de nous ouvrir les yeux sur les dérives qui nous guettent et faire appel à notre vigilance.

Si Frédérique Martin aime à tremper sa plume dans le vitriol, ses constructions impeccables, sa dynamique et son rythme narratifs, son aptitude à jouer sur différents registres de langage dans ses nombreux dialogues, son penchant à user du trente-sixième degré, de la provocation, des situations tragicomiques et des chutes tranchantes voire aberrantes, lui permettent de nous entraîner presque allégrement jusqu'au KO, en se payant même le luxe de nous en faire rire ou sourire.

En quatrième de couverture, son éditeur qualifie ce livre de « recueil pur malt, sec et bien tassé » et il est vrai qu'à plusieurs occasions durant ma lecture, je me suis demandé jusqu'où cette "tueuse", qui n'a pas froid aux yeux (pour reprendre cette expression familière venue de nulle part qui m'amuse assez) et use du bazooka comme la marâtre du conte du fuseau, allait enfoncer son couteau dans nos plaies.
C'est au final une totale réussite. Le résultat est féroce mais cohérent, un côté ludique s’immisce au fil des pages pour contrebalancer les coups assénés par l'auteur, et l'ensemble est diablement jouissif et efficace. J'y ai trouvé pour ma part comme une parenté avec les nouvelles ou romans de l'écrivain belge Thomas Gunzig qui, happé par la RTB, se fait décidément trop rare. 
De quoi réfléchir après avoir achevé le recueil, deux fois plutôt qu'une.

Dominique Baillon-Lalande 
(23/02/16)    



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Belfond

(Janvier 2016)
224 pages - 17,50 €






Frédérique Martin,
Prix Prométhée de la nouvelle pour L'Echarde du silence (Le Rocher, 2004), a publié une dizaine de livres (poésie, jeunesse, romans, nouvelles).


Bio-bibliographie sur
le site de l'auteur
www.frederique
martin.fr