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Éric FOTTORINO


Chevrotine


Un homme : Alcide Chapireau, solide gaillard vendéen, ancien marin reconverti dans l'élevage et le commerce des huîtres et des moules, près de La Rochelle, du côté de Marsilly. Le boucholeur y a sa maison sur la corniche au lieu-dit Coup-de-Vague, au-dessus de la mer.  Ce fils unique, mal aimé, qui a beaucoup bourlingué et ne croyait pas à l’amour, a pourtant rencontré un bonheur tranquille avec Nélie, l'ouvrière à la sardinerie devenue modiste qui lui a donné deux fils : Zac et Marcel. Si le récit était intervenu à ce moment-là, il n'y aurait pas d'histoire, car, c'est bien connu, les gens heureux ne font pas le bois dont on fait les histoires de flute.
Mais trop vite, la douce a été emportée par la maladie, laissant en héritage à cet homme frustre leurs deux jeunes fils et le désespoir. Un cœur vacant pour la gaie et séduisante Laura qui semblera au père et à ses fils une nouvelle chance de voir le soleil dans la petite maison.
« À eux trois, ils formèrent un petit continent à fuir le chagrin. C'est ce continent que Laura, un jour de printemps, aborda de son rire impérieux. Ce fut un bel acte de piraterie. »
La joie enfin de retour jusqu'à ce qu'une fois l'amour installé, le quotidien dérape. L'homme, plus soucieux de ne pas revivre les conflits qui ont miné son enfance qu'apte à prendre les choses en main, ferme les yeux aussi fort et aussi longtemps qu'il peut jusqu'au jour où....

Une jeune femme : Laura, issue de la petite bourgeoisie, sans famille apparente à part un garçon du même âge que ceux d'Alcide, divorcée et indépendante, amateur de coquillages et cliente du boucholeur.  Un être double, pleine de fantaisie et de charme, tendre avec les enfants, passionnée et ensorcelante côté pile, qui s'avère avec le temps, irritable, changeante, possessive, jalouse, manipulatrice et destructrice côté face.
Laura ne sait se donner que pour se reprendre, semant la peur et la fureur au sein du trio que forment le père et ses fils.
« Les jours d’après, le jour se sépara de la nuit. Il y eut Laura la douce le jour. Laura la dingue la nuit. C’était Laura et ce n’était plus Laura. Et tout s’inversa. Il y eut Laura la dingue le jour. Laura la douce la nuit. Et tout se mélangea encore. »   

Mais de la belle rousse virevoltante et pleine de vie va surgir une belle-mère jalouse, une femme bipolaire et à vif, à la recherche de sa propre place, qui « envoie ses mots comme des banderilles ».
L'histoire bascule alors en tableau d'un couple mal assorti, avec deux êtres fragiles et en déficit d'amour, luttant chacun à sa manière mais à armes inégales.
Elle, femme fatale consciente de son pouvoir d'attraction qu'elle utilise en permanence pour parvenir à ses fins, capable de violence et de perversité quand elle se trouve, à tort ou à raison, contrariée, lancée comme un bolide sur le chemin du harcèlement et de la folie, n'a peur de rien. Lui, homme de la mer, modeste, calme, raisonnable et craintif jusqu'à la lâcheté, aveuglé par l'amour, nie la réalité et invente toujours des explications ou des excuses aux caprices, crises ou manipulations de sa compagne pour écarter progressivement de lui tous ceux qu'il aime, fils et amis.
« Le chaud, elle le refroidissait, le beau elle le salissait. Comme d'autres ont le vin gai, elle avait l'amour triste. »
Et si Laura, qui « flairait sur lui l'odeur des hommes qui sentent la peur d'être quittés », souffle le froid et le chaud alternativement pour le déstabiliser et mieux le posséder, lui, tout à ses enchantements et désenchantements successifs, se prend le bolide en pleine tête et n'a aucune prise sur elle.

Alcide en vient à éloigner ses deux enfants qu'il chérit profondément pour les sortir des griffes de leur  belle-mère et les protéger, signant ainsi, à leurs yeux, un définitif désaveu paternel et commettant une lâcheté à jamais irréparable. Ce sera une étape décisive pour Laura qui dorénavant aura la voie libre pour se livrer à tous les excès sur lui. 
Face au terrible besoin d'amour que la femme instable exprime dans l'outrance, la provocation et l'anéantissement de l'autre, Alcide, acculé et tétanisé, sous couvert de fatalité, renonce.
Ce père qui pour sauver son amour a tout laissé détruire, même les liens filiaux, préfère penser, quelles que soient l'évolution, la puissance, la fréquence des crises, que la folie de sa femme n'est qu'un cauchemar qui devrait se dissiper au réveil...
De ces orages récurrents, entre l'ange-démon et sa victime, va naître une fille nommée "Automne"...
S'ensuit un bref moment d'accalmie jusqu'à ce que Laura, après lui avoir retiré ses amis, ses enfants et sa dignité d'homme, lui annonce qu'elle le quitte et part avec la petite...

C’est, prématurément vieilli par des années où le chagrin a compté double, à la veille de se rendre à l’hôpital pour une opération à laquelle il n'est pas certain de survivre, qu’Alcide revient sur ses souvenirs, dans l'intention d'écrire toute la vérité à sa fille avant de disparaître.
Il se sent en devoir de raconter à l'adulte qu'est sa fille aujourd'hui, celle qu'était sa mère, cet « être toxique au regard mauve, un animal sauvage et cruel, qu’un soir Chapireau se résigna à abattre d’une décharge de chevrotine », profitant ensuite de l'instabilité connue de tous qui caractérisait sa mère pour maquiller sa disparition en fugue. L'enquête policière s'en étant tenue à la thèse de la disparition,  l'affaire fut rapidement classée.
Mais, si Laura de par son milieu culturel maîtrisait avec aisance le langage et les idées, lui a toujours eu du mal à exprimer ses sentiments avec des mots. Alors tenter d'expliquer la folie de son épouse, l'enfer qu'il a vécu et l'acte extrême qu'il a été poussé à commettre,  alors que, vingt ans plus tard, il a lui-même du mal à démêler la vérité dans ses souvenirs, que depuis vingt ans un double lumineux d'une Laura réinventée l'accompagne, qu'il sait que parfois Automne semble encore attendre son retour... est une entreprise bien difficile.

Il n'y a ici ni bon ni méchante mais des êtres en souffrance, amoureux et embarqués malgré eux  par une psychose destructrice jusqu'au crime passionnel.
Point de jugement, juste le récit de la lente destruction d'un couple et des deux individus qui le composent derrière le récit d'un homme faible dont la vie n'a été faite que de renoncements.
Au fil des pages, la tension monte, l'histoire d'amour se transforme en tragédie et  la romance en  thriller.

Devant ce roman qui, loin de tout suspense (puisque le meurtre, l'identité de la victime et de son auteur nous sont révélés dès les premières pages), décrit étape par étape l'itinéraire qui a amené les protagonistes au crime plus qu'il ne s'étend sur l'acte lui-même, avec une description du monde maritime d'Alcide – peuplé de gens simples et généreux qui l'aiment mais ne lui seront d'aucun secours – qui dépasse le cadre du simple décor pour se faire atmosphère voire personnage périphérique, c'est du côté de Georges Simenon qu’Éric Fottorino semble regarder.

Mais l'auteur se dégage vite du naturalisme policier en déplaçant malignement l'objet même de son histoire, nous laissant tout d'abord croire en une narration dont le centre serait Alcide Chapireau pour progressivement mettre Laura au cœur du récit, lui donnant le pouvoir et le rôle d'actrice principale. Le lecteur voit le narrateur et héros se transformer en jouet entre les mains de celle qui continue d’exercer sa tyrannie au-delà de la mort jusque dans ses souvenirs, le dépossédant de sa vie à perpétuité.
De même, au-delà de la narration d'un crime passionnel et de l'immersion dans le huis clos et l'intimité du couple à la dérive, les deux thèmes majeurs qui ressortent ici pour moi  sont celui de la folie, avec son lot de souffrance pour celui qui en est atteint comme pour celui qui la côtoie, et celui de la filiation, magistralement porté par Alcide.
Le roman policier, rapidement devenu roman d'amour, explore les voies du naturalisme pour s'achever comme un roman psychologique de facture assez classique.

Avec ses chapitres courts, son rythme rapide, un style simple et fluide qui ne rechigne pas à user à l'occasion de quelques formules bien choisies, élégantes et recherchées pour enrichir le plaisir de la lecture, sa construction classique mais efficace et ses personnages assez nourris pour qu'on s'y attache, ce roman, entre tendresse et violence, nous mène sans qu'on s'en aperçoive et pour notre plaisir à la dernière ligne sans faiblir.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/08/14)    



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Sommaire
Lectures









Gallimard

(Mai 2014)
192 pages - 18,50 €



Folio

(Janvier 2016)
208 pages - 7 €









Éric Fottorino,
né à Nice en 1960, journaliste et écrivain, est l'auteur d'une trentaine de livres qui lui ont valu plusieurs prix littéraires dont le Femina en 2007 pour Baisers de cinéma.


Bio-bibliographie
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