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Stéphane FIÈRE


Camarade Wang achète la France



Wang Desheng, vice-ministre du commerce de la République populaire de Chine est en déplacement en France pour visiter des usines de haute technologie, des forêts, des exploitations vinicoles, des hôtels, bref des secteurs et des entreprises dont le potentiel lucratif ou symbolique pour son pays et surtout ses affaires ont été repérés par le conglomérat dont il est PDG. « Un groupe de 40 000 personnes qui pèse trente milliards d'euros ».
 Ce n'est pas tant l'appât du gain qui pousse le cinquantenaire déjà milliardaire à venir lui-même sur place que son goût pour le jeu et la négociation, que le plaisir de mesurer ainsi sa puissance face aux autres. C'est un redoutable négociateur, sans scrupules ni faiblesses, pour lequel le monde n'est qu'un vaste "discount center" où il vient faire ses courses à l'envi.
Quand il déboule à l’hôtel avec ses collaborateurs de confiance, un traducteur et de très jeunes et jolies accompagnatrices pour le repos du guerrier, cette délégation de quinze personnes ne passe pas inaperçue. Des seigneurs qui payent largement mais sont exigeants sur le service, considérant que tout est possible et leur est dû puisqu'ils y mettent le prix.

Pourtant, s'ils sont nombreux à se laisser éblouir par la richesse et le charisme de Wang  (et bien-sûr, par la beauté de son harem) quelques-uns, du propriétaire du cru bordelais aux forestiers auvergnats, sont choqués par son attitude conquérante et son arrogance et le considèrent avec défiance voire mépris : ne pourraient-ils pas finir à terme maîtres du pays si on les laisse tout acheter, ces Chinois richissimes ? 
« – Aujourd'hui on leur privatise un musée ou les quais, demain un arrondissement, après-demain une ville, puis un département et enfin le territoire dans son entier.
– Le tourisme ramène plus de devises que le blé ou les armes de guerre.
– C'est bien le drame, moi j'y vois de la colonisation, pas du tourisme, les Espagnols qui débarquent chez les barbares d'Amérique du Sud en agitant la verroterie, hier les colifichets, aujourd'hui des billets de cinq cents euros, et on s'agenouillera en les remerciant pour les ramasser. (…)
– La mondialisation, il faut s'y adapter ou périr. »

Le traducteur, Thibault Marsan, par ailleurs époux d'une des nièces du Patron, est un rouage essentiel pour faciliter les échanges et aider à la transaction attendue par son employeur. Il a aussi en charge le rapport avec les autochtones pour l'intendance et l'organisation du séjour. Un job qui n'est pas de tout repos et qu'il semble assurer avec une certaine sérénité jusqu'à ce que le hasard lui mette dans les pattes Sandrine Roynac. Patron Wang semble avoir été immédiatement séduit par cette belle trentenaire ayant étudié le chinois classique et la civilisation de Song au XIe siècle.

L'auteur, spécialiste depuis vingt ans du monde chinois, se livre ici à une satire sur des sujets fort contemporains comme la génétique, la spéculation financière, la technologie ou le tourisme avec une drôlerie qui vient tempérer mais non masquer sa virulence.
À partir du personnage de Wang l’omnipotent, aussi dictatorial que séduisant, c'est la mondialisation et l'ultralibéralisme des grandes fortunes qu'il stigmatise autant que l'arrogance d'un pays qui n'imagine aucune limite à sa suprématie puisque sa capacité d'investissement lui permet de tout acheter.  Et cela a de quoi nous faire frémir. 

La « cour » de Wang, assistants mais surtout gynécée, leur agitation et attitudes sont dépeintes de façon joyeusement superficielle et exotique, comme un dérivatif aux pages consacrées à l'économie et aux transactions commerciales.
Par contre le portrait du « Patron », présent dans pratiquement chaque page et chaque dialogue, est plus fouillé. Sans indulgence mais avec une précision et une curiosité qui siéent assez bien à la stature du personnage, il est ici considéré avec la distance objective d'un naturaliste observant à travers ses jumelles le comportement et l'organisation des rapaces en haute montagne.

Des problématiques éthiques, environnementales, humaines se font parfois sentir de façon sous-jacente dans ces rendez-vous d'affaires à la férocité à peine masquée par la courtoisie et les rituels d'usage dans ce type de négociation. Mais c'est véritablement chez les deux interprètes, seuls à appréhender totalement le dessous des cartes et le vrai rapport de force qui se joue derrière les mots prononcés, qu'intérieurement ces questions prennent toute leur place. 

Entre frissons, révolte,  rire et stupéfaction, le lecteur se laisse prendre à cette fable philosophique enlevée et foisonnante qui pourrait être une alerte à prendre très au sérieux sur cette nouvelle forme d'impérialisme économique des temps modernes.
À découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(07/01/16)    



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Phébus

(Janvier 2016)
288 pages - 19 €











Stéphane Fière,
qui vit dans le monde chinois depuis longtemps (Taiwan, Hong-Kong, Shanghai...) et parle le mandarin, est l’auteur de cinq romans. La Promesse de Shanghai a paru en Babel. Double Bonheur a reçu le Prix de l’Inaperçu.