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Patrick DEVILLE

Viva



L'auteur situe son récit au Mexique des années 30. Un pays qui pour avoir fait sa révolution sept ans avant la Russie avec Emiliano Zapata et Francisco Villa pour héros et être parvenu  à installer ensuite la démocratie, occupe une place singulière dans le concert des nations.
Il apparaît comme le lieu même de la liberté et de l'avenir, offre l'image d'une société moderne agitée par une effervescence culturelle et une dynamique de création artistique exceptionnelles et attire les intellectuels, les artistes et les activistes politiques de l'Europe entière.
Le gouvernement accueille tout révolutionnaire ou réfugié politique contraint à l'exil et désireux de s'y installer.

C'est ainsi que  Lev Davidovitch Bronstein, dit Trotsky, arrive au port de Tampico accompagné de sa femme Natalia, en 1937.
Principal acteur avec Lénine de la révolution d'octobre 1917, il est devenu l'un des plus importants dirigeants de l'Internationale communiste, a fondé l'Armée rouge et sillonné toute la Russie dans un wagon blindé frappé de l'étoile rouge pour porter la révolution. Un héros que Lénine avait même désigné pour lui succéder alors que sa santé déclinait. Mais Staline profite de son absence pour conspirer et l'évincer. Devenu secrétaire général du parti, il finira par prendre le pouvoir avec la ferme intention de se débarrasser de son rival, chassant Trotsky du gouvernement en 24, puis du PC, et, enfin, l'exilant en Asie centrale et le frappant de bannissement.
La fuite, l'errance forcée autour du monde, l'assassinat de ses proches, deviendront alors le quotidien de ce proscrit constamment traqué.
C'est ainsi qu'à 57 ans, alors que Staline et Hitler veulent le supprimer, il trouve refuge dans "la maison bleue" du muraliste Diego Rivera et sa compagne Frida Kahlo qui ont intercédé en sa faveur auprès du président Cardenas pour lui obtenir un visa. Là, un verre de tequila à la main, artistes et amis, de passage ou réfugiés au Mexique, souvent célèbres, passent des nuits entières à débattre de révolution, de poésie, de peinture. C'est là qu'il organisera sa riposte aux procès de Moscou et fondera la IVe Internationale.
Mais « Après la chute de la République, des dizaines d'hommes de main à la solde du Kommintern sont expédiés au Mexique sous des identités falsifiées. Ils sont chargés sans se connaître de tout tenter pour assassiner l'ennemi de Staline. Trotsky vient de faire paraître son "Lénine" et s'est attelé à un "Staline". Le dictateur le pressent et le redoute. La Deuxième Guerre mondiale approche et l'élimination du proscrit est urgente. Trotsky le sait. Ses chances d'échapper à la machine infernale sont infimes. Deux tentatives suffiront. Les quelques mètres qui séparent ses cabanes à lapins de son bureau, parcourus aux côtés de Ramon Mercader sous le nom de Frank Jacson, qui dissimule le piolet sous son imper, seront ses derniers pas sur la terre. »

En même temps, va arriver au Mexique, Malcolm Lowry, accompagné de sa femme. Il est dans une situation précaire. « Lowry a vingt-sept ans, un physique de boxeur, les doigts trop courts pour atteindre l'octave au piano comme à l'ukulélé. Il vient de subir sa première cure de désintoxication alcoolique. Jamais encore il n'a gagné le moindre rond, et vit de la pension que chaque mois son père lui fait remettre en mains propres par des comptables obséquieux... »
L'écrivain, admirateur de Trosky qu'il n'a jamais croisé,  alternant passages à vide et ferveur obstinée, crises de délirium et cures de désintoxication, cherche à tâtons « l'absolu de la Littérature » pendant que l'autre traque « l'absolu de la Révolution ».
« De versions en versions, d'années en années, le Volcan avale toute la vie de Lowry et de Margerie et aussi tout le fracas du monde. Les échos de la guerre mondiale et les horreurs de l'Histoire. Tout cela depuis la grande bouche descend au long de la cheminée basaltique pour être digéré dans l'infernale chaudière. »
« Je ne suis pas moi, écrira M. Lowry, mais le vent qui souffle à travers moi. »
Il faudra attendre 1947 pour voir la publication de Au-dessous du volcan, ce roman qui  ébranlera l’univers littéraire international, avec en conclusion l'assassinat du consul par des fascistes le traitant de bolchevik anticipant la mort de l'écrivain quelque temps après, étouffé par ses vomissements lors d'un coma éthylique.
 
L'auteur établit un parallèle entre les vies de ces deux hommes qui « ont le même goût du bonheur, un bonheur simple et antique, celui de la forêt et de la neige, de la nage dans l'eau froide et de la lecture », cherchant ce qui les pousse « vers les éternels combats perdus d'avance où jamais ils ne trouveront la paix » et juxtaposant sans les opposer « Celui qui agit dans l'Histoire et celui qui n'agit pas ».

On chemine aussi dans ces pages  avec Frida Kahlo, la troublante rebelle, et son ogre de mari.    
« Dans la petite bande, Rivera est celui qui allie la fureur mexicaine à celle de Montparnasse. Il a passé quatorze années de sa vie entre Paris et l'Espagne et l'Italie, connaît sur le bout des doigts le Quattrocento et le cubisme et les fresques du Temple du jaguar à Chichen Itza dans le Chiapas. Il sait les secrets des vernis de la Renaissance et le bleu du manteau de la Vierge par Philippe de Champaigne. Les fonds à la chaux et les pigments des Mayas. La peinture à la résine du copal qui fixe la sève du nopal. Rivera est au sommet de sa puissance, peint sept jours par semaine et quinze heures par jour, vit sur les échafaudages, couvre le Mexique des centaines de mètres carrés de ses fresques multicolores, vient d'achever celles du palais de Cortes à Cuernavaca que Lowry verra dans dix ans et glissera dans le Volcan. » « Diego Rivera aussi ne cesse d'écrire dans les revues et les journaux : "Le paysan et le travailleur urbain ne produisent pas seulement des céréales, des légumes et des objets manufacturés : ils produisent aussi de la beauté". »

On y croise aussi parmi leurs hôtes Tina Modotti (photographe et meilleure amie de Frida), Siqueiros (peintre et stalinien), Weston, Orozco, Sandino, Maïakovsky, Dos Passos, Mella, Guerrero, Vidali ….
Antonin Artaud, Traven, André Breton, Victor Serge, Nordhal Grieg, Walter Benjamin, Max Stirner, Simone Weil, Pierre Naville, Dylan Thomas et d'autres encore, feront aussi partie de la fresque  savamment mise en couleur par Patrick Deville dans son récit qui traverse la Russie, l'Europe et le Mexique de 1870 à l'après Seconde Guerre mondiale. 

« Le 26 septembre 1940, un mois après l’assassinat de Trotsky dans ce lieu où nous sommes, Walter Benjamin descend du train et se suicide à Port-Bou, dans une chambre d’hôtel, deux ans avant le suicide de Stefan Zweig au Brésil. »

         
Un livre foisonnant, documentaire plus que romanesque, qui certes demande quelques clefs mais où toute une époque se trouve esquissée, où les personnages historiques et artistiques se bousculent pour constituer un hymne à la révolution, à la poésie, à l'art. Une plongée vertigineuse au cœur d'une époque où l'idéalisme politique et le culte de la littérature se conjuguaient où des hommes servaient des causes qu'ils mettaient au-dessus de leur propre existence.
Le lecteur se trouve positionné à l'intérieur de cet épique combat contre un destin que l'on sait inéluctable.

Il n'y a pas ici d'histoire linéaire mais le portrait d'une époque, d'un territoire à travers des personnages multiples vivant intensément, mêlant leurs passions, leurs rêves. Et l'écriture rapide, dense, précise, accompagne l'accélération du temps, le bouillonnement qu'au rythme des déménagements et des voyages, des missions et des fuites, ils vivent eux mêmes dans cette immersion  politique et artistique dans un Mexique en pleine effervescence.    
 
Politique, littérature, biographie, histoire de pouvoir et d'amour, tout est dans Viva, mais en désordre, disséminé, éparpillé façon puzzle, placé sous le signe de l'érudition, cherchant un point de vue nouveau et s'attardant sur des destins magnifiques et tragiques, pistant ses personnages et joignant les lieux et les lectures pour élaborer son propre panorama fantasmatique.
On fait l'amour, on boit, on fume, on s'aime et on se trahit, il y a des fous, des ordures, et des héros et avec tout cela Patrick Deville construit un véritable mausolée à la gloire de tous les martyrs de l'idéalisme. « Ce qu'ils nous crient et que nous feignons souvent de ne pas entendre : c'est qu'à l'impossible chacun de nous est tenu. »

C'est remarquablement écrit, nerveux, tendu, et en nous dévoilant des aspects plus privé de la personnalité de Trotsky, l'auteur parvient à éveiller notre empathie face à l’hécatombe qui l'entoure et à nous faire attendre avec angoisse le moment où le piolet de Ramon Mercader va s'abattre sur son crâne.
Ce récit labyrinthique et baroque est aussi une chanson nostalgique, un hymne à la liberté pour dire l'idéalisme, la passion, l'espoir de toute une époque où l'on perçoit la fascination de l'auteur entre les lignes.
« À Mexico, au milieu des années vingt, dans cette décennie pendant laquelle tout s'invente, le monde est neuf dans le chaos régénérateur. »
« Le Mexique est un pays auquel un étranger ne peut pas comprendre grand-chose. La plupart des Mexicains n'y entendent rien non plus. »
« C'est un milieu d'exilés et leurs amis mexicains sont des citadins. Ces années vingt verront se mêler dans leurs œuvres l'amour et la mort et la danse macabre des traîtres et des héros. [...] Tous ont en commun de servir une cause, et de mettre cette cause au-dessus de leur propre existence. Certains deviendront des traîtres et d'autres des héros. »
« Ainsi font font font et tournent les vies des hommes et des femmes. Trois petits tours de roue Ferris et puis s'en vont. Ceux qui sont en haut croient apercevoir à l'horizon les aubes radieuses des révolutions politiques et poétiques, déjà redescendent dans l'obscurité. »

Un livre tout simplement passionnant !

Dominique Baillon-Lalande 
(14/08/15)   



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Lectures








Seuil

(Août 2014)
224 pages - 17/50 €













Patrick Deville,
né en 1957, auteur d’une douzaine de livres traduits en une douzaine de langues, a obtenu plusieurs prix littéraires dont le Femina en 2012.


Bio-bibliographie
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