Venance a quitté le Sénégal pour une vie meilleure en France.
Depuis qu'il est arrivé à Paris, il se bat pour survivre, louvoyant
tant bien que mal entre jeu de cache-cache avec la police et petits boulots mal
payés à la limite de l'esclavage, dans l'attente d'une hypothétique
régularisation de sa situation. Il travaille quelque temps en cuisine dans
un restaurant traditionnel, mais, suite à une sombre embrouille à
laquelle est mêlé le fils du patron, celui-ci ferme brutalement,
jetant ses employés clandestins à la rue sans ménagement.
Ce sera pour Venance le début d'une fin annoncée, la difficulté
dans une France en crise de retrouver un job même irrégulier et sous-payé,
la perspective d'être mis à la rue pour loyer impayé, le risque
en traînant dans les rues de se faire arrêter et expulser. Un Noir
avec de faux papiers, sans travail, sans argent, seul et sans illusions, qui vit
au jour le jour et tente de passer inaperçu. Un être à la
dérive entre communauté, bières et prières.
"Le quotidien de Venance fut une embuscade permanente, un animal blessé
se réfugia en lui."
Dans son errance, le "nègre sans papiers" rencontre
Georgia, une jeune fille issue d'un milieu plutôt favorisé de province
attirée par le miroir aux alouettes de la vie parisienne. Une jeune artiste-peintre
en perte de repères, libre et sans attaches, une rebelle en rupture sociale,
fan de Joy Division qu'elle écoute en boucle dans son walkman. Fragile,
la jeune femme à la beauté ambiguë et troublante, livrée
à elle-même et à la rue, s'est fait attraper par la drogue
et se voit contrainte de vendre son corps pour financer sa dose quotidienne.
Les deux marginaux se frôlent, se trouvent, se racontent. Dans une parenthèse
en clair-obscur, Georgia livre ses secrets, exhume les trésors dérisoires
de son enfance, se rêve. Elle "ne cessa plus de causer comprenant,
ce soir-là, que le verbe possédait le pouvoir de repousser l'horreur"
et "de sa voix jaillissent des paysages". Un huis clos hors
du temps, comme une respiration face à l'oppression et à la peur,
comme un possible espoir. Jusqu'à ce qu'ils s'oublient dans la jouissance
des corps, dans un éblouissement, que Venance ne parviendra jamais à
oublier. Au-delà même de l'abandon de la belle pour son pourvoyeur
de poison contre de sordides prostitutions. Troublante Georgia, amour fantasmatique
et tragique comme la "chanson mille fois reprise. Chacun se remémore
les violons de la complainte de Ray Charles : la route, le clair de lune effleurant
les pins, l'amour étendu là, comme un pneu crevé, le parfum
des résines brûlantes, le Sud qui n'en finit jamais. On peut préférer,
à la mélancolie de l'aveugle au piano, la grâce paralytique
de la version de Billie Holliday : sur un lit d'hôpital, les draps amidonnés,
la mort goutte-à-goutte, la morphine comme seule rédemption, et
la mélodie qui vous triture le cur. Quand Louis Amstrong chante
"Georgia", un négrillon trébuche, s'entaille les jambes
sur un tesson de solitude. La voix console le gamin, lui susurrant que le destin
n'a pas de limite, que les rêves courent plus vite que les chiens et qu'au
bout de la route, un refuge auréolé d'or pur recueille les fuyards
sans leur demander de montrer patte noire."
Amour à sens unique d'un homme traqué pour une femme sous emprise.
Le roman s'ouvre sur la mort de Venance. Après l'étape obligatoire
du centre de rétention où les sans-papiers végètent
et subissent des interrogatoires non exempts de violences verbales et physiques,
la force publique lance la procédure d'expulsion. Mais la mort aussi
peut être une évasion et c'est un cadavre, un corps sans âme,
que les policiers mettront en soute dans l'avion en partance pour l'Afrique.
"Du fond de la soute, la mort n'a guère de remontrances, elle
veut seulement que l'on se souvienne, au milieu du chant monotone des paraboles,
du tintamarre des métros bondés, qu'un nègre avait voulu
exister en dehors de sa terre natale, et qu'il n'obtint, en écho, qu'une
cartouche de mépris."
"Le bluesman reprend son souffle. La chanson passe de bouche en bouche.
L'amour, l'amour nous déchirera à nouveau."
Le roman se déroule avec une chronologie inversée, s'ouvrant
sur la mort du clandestin pour se terminer sur son enfance. Composé en
cinq parties, le ciel, le fleuve, la ville, le soir et l'enfance,
le récit s'ancre de façon obsédante dans un contexte de
misère, d'exclusion, de violence, d'un continent à l'autre. Venance
en est le narrateur et le personnage principal, et c'est à travers son
regard que le deuxième protagoniste, l'amante, s'intercale.
Deux êtres que tout sépare mais que les difficultés d'être,
la perte des illusions, la marginalité, la lutte pour survivre et se
tenir debout, réunissent.
Georgia c'est l'histoire des immigrés clandestins, arrivés
emplis d'illusions sur la queue d'une étoile pour finir en esclaves,
en bêtes traquées ou en ombres hantant les rues, rejetés
et broyés par la machine administrative jusqu'à ce que le sort
les rattrape et qu'on les renvoie d'où ils viennent. Un chassé-croisé
d'histoires de misères, là-bas, ici, et de mort, aussi.
Georgia est un roman essentiellement urbain. La ville comme lieu de
tous les espoirs et de tous les dangers, de la violence et de l'amour, y tient
toute la place, avec sa beauté, ses richesses et sa lumière qui
au mieux sert de décor, au pire précipite la chute de ceux qui
arpentent ses rues sans être parvenus à s'intégrer. C'est,
derrière la façade et l'agitation, la saleté, les turpitudes,
la solitude et le désespoir, que l'auteur cherche ici à débusquer.
Sa ville se révèle de nuit, hantée par des êtres
à la dérive, "un terrain vague réduit en lieu de
perdition où viendra pourrir l'espoir".
Et si la nature apparaît, à travers l'évocation du village
africain de l'un ou du bocage normand de l'autre, avec la douceur nostalgique
des souvenirs d'enfance, c'est encore la dureté des conditions de vie
des habitants africains ou l'endormissement et l'étroitesse d'esprit
de la campagne française qui viennent en contrepoint réunir citadins
et ruraux dans une vision finalement tout aussi sombre. Pas de paradis ici bas.
Ce requiem rock, ancré dans une accablante actualité, sans faux-semblants,
avec violence et provocation, navigue entre beauté et laideur, réalisme
et poésie.
Et si on frôle parfois le cliché, l'accumulation et la recherche
d'effet tant prisés par les temps qui courent, Julien Delmaire parvient
par son lyrisme, par l'inventivité de son assemblage, par sa faculté
à user des mots et de leur sonorité de façon purement impressionniste,
à embarquer le lecteur dans son voyage.
C'est un texte où l'évocation est privilégiée à
la narration, où la mélodie l'emporte sur le sens, où l'ombre
et la lumière créent l'objet, où le rythme, calé
sur les battements du cur des personnages, tient lieu de souffle.
Ici, au-delà de l'histoire et de la critique sociale, c'est à
une vision intérieure, une réalité transfigurée
de cette "rage d'être vivant", cette "envie de
briser le cercle", que l'auteur nous convie.
Je m'y suis laissée prendre.
Julien Delmaire qui s'était fait connaître jusqu'à présent
comme poète et slameur, signe ici son premier roman. A découvrir.
Dominique Baillon-Lalande
(24/10/13)