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Julia DECK


Le triangle d'hiver



La jeune femme blonde que l'auteur nomme Mademoiselle vit seule au Havre, ville sans passé puisque reconstruite après-guerre par l’architecte Auguste Perret, dans un  studio « tout en angles droits, équipements fonctionnels et baies verticales » d'où elle voit les « navires de croisière moderne, trois cent mètres de long et dix étages érigés sur l'eau calme » accoster et repartir.

Elle rencontre de grandes difficultés à s’insérer dans la société et la vie étriquée qu'elle mène, et les contrats de ménage, de vente ou de secrétariat à durée déterminée (donc limitée) proposés par Pôle Emploi ne l'y aident pas. Les factures, jetées sans même avoir été ouvertes, saturent la boîte aux lettres et les dettes s'accumulent, rendant inévitables dans un terme proche la visite d’un huissier et l'expulsion.
Se faire virer de chez Darty pour avoir menacé le chef de rayon hargneux qui lui refusait ses vacances avec un batteur-mixeur enclenché sur la vitesse maximum, ne va pas arranger ses affaires. La voilà de retour à la case Pôle Emploi.
Devant son attitude désinvolte et son manque de motivation lors d'un entretien individuel, la conseillère agacée lui assène : « Il va falloir y mettre du vôtre, faire preuve de créativité, de polyvalence, parce que sans diplôme ni qualification, vous n'allez tout de même pas devenir ministre. » Mademoiselle n'écoute déjà plus ces discours qui l'ennuient. Employée et direction finissent par la virer des lieux en la rayant définitivement de leur liste.  Ils ne veulent plus la voir... Tant mieux ! Ils lui conseillent de partir dans une région où elle pourra se chercher une place sans casseroles accrochées à son dossier... Pourquoi pas ?
« Certes elle pourrait chercher un emploi, attendre frugalement son premier salaire puis louer une studette où démarrer une nouvelle vie. Mais tout cela est trop lent, trop fastidieux, et il lui semble avoir parcouru mille fois ce sentier qui toujours ramène au point de départ. »
« M'enfuir. Rejoindre une autre ville de bord de mer, repartir à zéro, c'est ce qu'il faudrait. »

Pour amorcer cette nouvelle vie, elle décide tout d'abord de changer de nom : celui de Bérénice Beaurivage, attribué par Rohmer à un personnage de romancière à succès dans un film qu'elle a pu voir, lui irait fort bien. Le rôle  superbement interprété par Arielle Dombasle avec laquelle elle a par ailleurs quelques ressemblances physiques, comme nouvelle identité lui conviendrait pas mal aussi.
 « Romancière. Une activité séduisante. Bien davantage que les postes vantés par la conseillère pour l'emploi. » « Je vais l’adopter, m’y glisser, l’arborer sous toutes les coutures, devenir en tout point la femme suggérée par ces sons. »
Mademoiselle se rêve, autre et ailleurs.

En attendant que le hasard lui offre l'opportunité et les moyens de se lancer dans l’aventure, elle vadrouille dans les rues et hante les bars à l’affût d'une rencontre. Le pigeon sera un steward fier de pouvoir accompagner la croisière inaugurale du prestigieux Sirius, accosté sous les fenêtres de la belle. Après lui avoir tout expliqué sur les qualités et le nom du bateau, « une des trois étoiles du Triangle d’hiver » et lui avoir offert un nombre impressionnant de « Black Russian » corsés, il lui sera facile de l'emmener chez lui pour la nuit.
Les ébats sont à la hauteur et quand le mâle satisfait s'endort, Mademoiselle s'en va non sans avoir subrepticement soulagé le portefeuille de son partenaire de quelque trois cent euros. 
De quoi se payer le train pour un autre port, Saint-Nazaire, et y dormir à l'hôtel sous son nom d'emprunt. L'occasion, lors de l'étape obligée par Paris, de voler le Bérénice de Racine au relais de la presse de la gare Saint-Lazare pour nourrir son personnage de composition.

Après avoir erré les premiers jours dans le port à regarder partir des bateaux qu’elle ne prendra jamais, à visiter le chantier naval et son musée, à arpenter les rues de cette ville inconnue d'elle pour en prendre la musique et la mesure, la blonde héroïne se décide à troquer ses baskets et son anorak argent doublé de fourrure synthétique qui lui servent de deuxième peau pour des vêtements plus féminins, plus chics et plus appropriés à son nouveau rôle.

Son pécule flirtant déjà dangereusement avec le zéro, il lui faudra pour cela user d'une autre monnaie. Après avoir choisi le magasin offrant le panel le plus apte à satisfaire ses envies, elle cherche l’accès de la réserve à l'arrière du bâtiment pour négocier à sa manière. L'employé qui y déballe les marchandises ne restera pas longtemps insensible à ses arguments et la laissera, contre gâteries, se servir sans délier les cordons de sa bourse. Une affaire rondement menée, tout en souplesse.
Il reste maintenant à la pseudo romancière à trouver à court terme les moyens de se loger et se nourrir ou à débusquer l'homme qui, séduit, lui offrira sécurité, gîte et couvert.

C'est alors que son chemin croise par deux fois un séduisant Inspecteur des navires, cadre portuaire dont l'activité assez lucrative consiste à rester au port pour assurer les contrôles nécessaires sur les bateaux. Une aubaine qu'elle ne laissera pas filer.
L’ingénieur maritime, séduit par la perspective d'un amour de passage valorisant avec cette femme écrivain au corps gracile qui ressemble à Arielle Dombasle, ne se fait pas prier pour partager avec Bérénice la chambre qu'il occupe dans un hôtel de luxe.
Un vrai délice pour la jeune femme qui passe ses journées à s'occuper d'elle et à se promener sans but ni contraintes dans la cité. Au retour de son amant, il lui suffit de reprendre un moment la posture de l’écrivain drapé dans un silence plein de mystère quant à ses journées et son travail, pour passer vite fait, aidée d'un câlin si nécessaire, aux perspectives qui s'offrent à eux pour la soirée.
Paumée mais maline la mouche s'adapte, décidée à ne pas abandonner la place. 
La partie est rude car bien qu'elle laisse régulièrement traîner sous le regard de l'ingénieur  les carnets censés contenir observations et notes utiles à l'élaboration de son prochain roman pour créditer son rôle, même s' « il lui arrive d'essayer vraiment », celui-ci finit par s'étonner qu'elle s'oppose à lui en laisser lire la moindre ligne, refusant de lui livrer jusqu'à son nom de plume pour qu'il goûte ses anciens romans. Bientôt, arguer d'une fausse pudeur, invoquer un caprice d'écrivain ou l'angoisse de la création et du regard de l'autre, user et abuser de son charme et de son corps, ne suffisent plus. Le doute s'installe.
D'autant qu'une certaine Blandine Lenoir (nom également d'un autre personnage de Rohmer), rousse et séductrice, proche, voire amoureuse, de l'inspecteur, journaliste locale de son état, suspicieuse et fouineuse par nature et métier, l'a vite démasquée et lui savonne allégrement la planche.  
Mais avoir flairé l'imposture et comprit qu'il se faisait lamentablement mener en bateau, alors que la lassitude le gagne et que le corps même de l'amante ne l'émoustille plus, ne fournit pas les armes pour se débarrasser de l'intruse. Lutter contre la mauvaise foi et l'incroyable force d'inertie de la mythomane, n'en est pas moins difficile et demande un certain courage dont l'homme semble passablement dépourvu.

Une nouvelle mission dans le port de Marseille lui semble l'occasion rêvée de quitter cette femme qu'il considère maintenant comme un boulet qui entrave ses mouvements, mais à l'annonce de cette nouvelle celle-ci, ravie de ce changement, se propose de l'accompagner. Profitant de  sa mollesse, elle réussira à s'imposer. 
Si Bérénice Beaurivage semble une fois de plus avoir gagné du temps et réussi à éviter provisoirement le gouffre qu'elle frôle en permanence, pour le duo il est trop tard. À Marseille comme plus tard à Paris, leur relation n'en finira pas de se dégrader, l'une s'enfermant de jour en jour plus profondément dans le délire, l'autre assistant impuissant à un spectacle qui lui fait pitié et lui interdit moralement d'abandonner la jeune femme au bord de la route. 
C'est alors que Blandine Lenoir ressurgit…

Comme l'annonce le titre du livre, ce roman repose sur la figure du triangle et le chiffre trois qui orchestre en résonance les personnages, les lieux et les astres.
S'articulent ici le classique triangle amoureux avec Mademoiselle, son amant et sa rivale, le triangle géographique constitué par les trois ports qui font décor (Le Havre, Saint-Nazaire et Marseille), le motif astronomique dit « Triangle d’hiver » formé  par les étoiles les plus brillantes de l’hémisphère nord (Sirius, Betelgeuse et Procyon), ayant chacune donné son nom à un paquebot.    
Peut aussi s'y superposer la fragmentation du temps du récit choisie par l'auteur, avec, pour l'héroïne, la période initiale de galère subie au Havre, la courte mais bienheureuse éclaircie apportée par sa vie avec l'ingénieur à Saint-Nazaire, puis la rechute dans une phase de crise et de folie de Marseille à Paris.

Mademoiselle (appellation générique qui laisserait à penser qu'elle n'est pas un cas unique et que d'autres pourraient se trouver dans son sillage) est une jeune femme délicieusement cinglée qui cultive l'oisiveté comme un art. On ne lui connaît que le nom d'artiste qu'elle s'est donné pour cette aventure et rien de ce que nous apprenons à son sujet ne nous permet de lui imaginer un passé ou un avenir.
Si la jeune femme apprécie le luxe, elle peut aussi s'en passer et son moteur n'est finalement ni l'argent ni la respectabilité mais la quête d'une survie agréable sans avoir à travailler ni à se soumettre. C'est un être fondamentalement passif, davantage guidé par l'instinct de conservation que par une quelconque pensée structurées,  qui n'a aucune stratégie mais sait – à l'image du bernard-l'ermite connu pour se protéger des prédateurs en squattant les coquilles vides – profiter des rencontres et des opportunités pour survivre, s'accrochant avec ténacité à la main qui la sauve. 
Atteinte d'une sévère mythomanie et d'amnésies passagères, dotée d'une personnalité fantasque et instable qui rend son rapport aux autres complexe, ce n'est contrairement aux apparences pas une intrigante. Positionnée à la surface des choses, paradoxal mélange de présence et d’absence au monde, inapte à tout vrai sentiment voire aux émotions, elle appartiendrait davantage à la famille des paumés en quête d'identité et de repères qu'à celle des manipulateurs.
Malgré l'omniprésence de l'image d'Arielle Dombasle qui vient se superposer à celle de l'héroïne bridant notre capacité à l'inventer autre, le personnage de Bérénice parvient à s'affirmer psychologiquement. Et si cette femme peu sympathique peut nous agacer parfois pour sa naïveté feinte ou sincère,  sa légèreté, son indolence et son insensibilité, nous sommes troublés par sa capacité à profiter du présent en toute liberté et fascinés par sa fragilité et son attirance pour le vide.   
Elle nous file le vertige et  l'amant dont elle vampirise l'existence, s'il incarne la réussite sociale, semble face à elle bien fade. Un lâche, une victime consentante que l'on est bien peu enclin à plaindre.

Le choix de villes portuaires pour décor, à la frontière de la terre et de la mer, celles où on rêve devant les paquebots de bout du monde, où les uns arrivent et les autres partent, est en parfaite adéquation avec le vagabondage intérieur de Mademoiselle, fait écho à sa mélancolie et ses obsessions.
Mais les descriptions sont ici assez précises pour que ceux qui connaissent ces villes puissent sans peine suivre les pérégrinations des protagonistes dans l'espace urbain. Cette abondance de détails, cet ancrage dans la réalité combiné à l'évocation fréquente par l'auteur des immeubles issus de  l'architecture en béton de la reconstruction ou des bâtiments tout juste sortis des chantiers navals, tous symboles de progrès, de solidité et de force, met par opposition en relief la fragilité de l'héroïne, son aspect flouté et son immobilité, voire la faiblesse mieux cachée de son amant.
Le décor, souvent géométrique, fonctionnel et désincarné, vient ainsi en contrepoint à la confusion qui emporte Bérénice et caractérise notre société en crise.
L'auteur trouve là terreau à ses plus belles formules comme : « Elle se dirige vers la fenêtre pour compter le nombre de ponts sur le paquebots (11), le nombre de hublots par pont (55), puis les multiplier pour obtenir 605 – il y a au moins 605 cabines sur ce clapier à touristes flottant. » ; « le lendemain, qui est un dimanche, un jour jaune d’œuf ensoleille les murs écrus » ; « ces enseignes internationales qui égalisent tout lieu en une forme de nulle part »...

L'écriture de Julia Deck, sèche, précise mais non sans fluidité, est rythmée par de nombreux dialogues. Elle est vive et agrémentée d'une belle dose d'humour et l'auteur, par son usage singulier de la ponctuation, par son goût pour les fins de phrase restées en suspension, par le passage de la troisième personne au « je » en cours de récit, y apporte une pointe de sophistication jamais pesante mais réelle, qui en fait toute l'originalité.
« Il faut. On doit. Utiliser les mots. Utiliser sa voix. Oui, c’est la voix qui fait tout. Avec les mots bien entendu. C’est ça la littérature. »

À la fois chronique sociale, comédie à la légèreté apparente qui parvient souvent à nous faire rire (jaune) et roman du faux-semblant qui joue d’effets d’optique, Le triangle d’hiver balade malicieusement son lecteur et s'ingénie à brouiller ses repères l'amenant à douter de ce qu'il croit pourtant avoir lu. Et plus il cherche à traquer les indices discrètement semés au fil du récit, plus l'auteur impitoyablement l'égare. L'énigmatique dénouement en forme de boucle, refermera sans remords, et avec croit-on deviner une certaine jubilation, le piège sur lui.
Très fort !

Dominique Baillon-Lalande 
(05/05/15)    



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Minuit

176 pages - 14 €









Julia Deck,
née à Paris en 1974, a publié son premier roman, Viviane Élisabeth Fauville, chez Minuit en 2012.