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Pablo de SANTIS
Le Cercle des Douze
Le « Cercle des Douze » est un club international de célèbres
détectives. Certains ont pour les seconder des assistants, d'autres non.
Le narrateur, Sigmundo Salvatrio, est un Argentin de Buenos Aires. La résolution
d'énigmes le passionne, il suit les exploits des détectives dans
des publications telles que La Clé du crime ou Traces. Lorsque
le détective argentin Renato Craig propose d'accueillir et de former des
jeunes gens, dans le but de choisir un assistant pour ses enquêtes, Salvatrio
se porte candidat.
Le roman débute à Buenos Aires en 1888 mais très vite le
lecteur est transporté à Paris, en mai 1889, à la veille
de l'inauguration de l'Exposition universelle. La tour Eiffel est en danger, menacée
d'attentats, et les détectives sont sur l'enquête. Trois crimes sont
perpétrés on tue l'un des deux détectives parisiens
et une actrice, on fait brûler le corps d'un décapité. Salvatrio,
envoyé à Paris pour simplement apporter la canne emblématique
de Craig afin qu'elle soit exposée sous vitrine parmi les autres objets
des célèbres limiers, devient l'assistant du deuxième détective
parisien et l'aide dans l'enquête.
Le roman a des allures de pastiche, ou d'hommage, au roman policier traditionnel.
On y parle d'énigmes à résoudre comme de puzzles à
reconstituer. Les détectives apparaissent comme des demi-dieux omniscients
déléguant des tâches infimes à leurs assistants, comptant
surtout sur eux pour relater leurs exploits. Les méthodes d'investigation
sont celles des experts du temps : déduction, microscope
Les couples
détective/assistant sont un écho des Holmes et Watson, des Poirot
et Hastings. À cette différence près que Sigmundo Salvatrio,
le narrateur, pâtit d'un complexe d'infériorité nettement
plus marqué que ses parèdres. Fils de cordonnier, il nous signale
au début du roman que son père est un immigrant italien, et il revient
parfois dans sa narration sur ce modeste métier paternel, comme pour s'en
excuser. Puis pour s'en réjouir, car c'est grâce au cirage inventé
par le père Salvatrio que l'assistant confondra l'assassin, réfutant
ainsi les conclusions du maître détective.
Pablo de Santis déclare que son idéal est d'harmoniser la littérature
populaire avec d'autres inquiétudes. Le titre original du roman, qui se
traduit par « L'Énigme de Paris », renvoie d'ailleurs
directement aux Mystères de Paris d'Eugène Sue. Dans la littérature
populaire de la fin du XIXe siècle les classes bourgeoises et dirigeantes,
et les classes ouvrières et populaires, se narguent et parfois se rejoignent,
pour former un univers romanesque à rebondissements. Et à réflexion
sociale c'est particulièrement le cas dans l'uvre d'Eugène
Sue. Pablo de Santis n'écrit donc pas, avec Le Cercle des Douze,
un roman original. Il s'appuie sur une tradition bien assise et bien circonscrite
dans l'histoire littéraire. Il règle son pas, aussi, sur celui du
père Borgès, et du père Brown (Chesterton), mais contourne
l'itinéraire établi pour revenir au cur de l'âme argentine.
Salvatrio, fils d'immigré italien en Argentine, se retrouve à Paris
en tant qu'étranger et qu'usurpateur : pourquoi devient-il l'assistant
du détective parisien, lui qui n'était rien qu'un coursier venu
déposer un objet pour l'Exposition ? Les incises sur la singularité
argentine supposée parsèment le récit : « Comment
leur dire que j'étais argentin et géographiquement condamné
à parler trop ? » ; « Votre accent et votre petit
air de supériorité me semblent familiers. [
] Vous êtes
argentin ? ». Le pavillon argentin de l'Exposition universelle de 1889
fait l'objet de critiques retournées, les non-argentins lui reprochant
son allure de Taj Mahal.
Mais dans Le Cercle des Douze, il n'est pas question que de se moquer des
moqueurs, de railler les railleurs. Quelles sont donc ces « autres
inquiétudes » qui habitent Pablo de Santis, et qu'il veut instiller
dans un détournement de littérature populaire ? Dans son roman La
Soif primordiale, il place les vampires au cur d'une Buenos Aires au
temps de péronisme. Ce qui lui permet de traiter le thème des violences
policières, de la torture et de la suspicion généralisée
selon l'angle d'une autre tradition littéraire. Dans Le Cercle des Douze,
roman publié antérieurement, le propos est moins politique que littéraire
et humain. Lors de la première réunion à Paris, chaque détective
expose plus ou moins sa méthode d'investigation. Qui est
aussi une méthode philosophique. Le détective japonais, en proposant
une feuille blanche comme feuille de route, anticipe sur la résolution
finale, qui va à l'encontre de la charpente théorique du roman policier
: l'enquêteur ne peut être le coupable.
De fait, toute l'entreprise romanesque de Pablo de Santis est avant tout retournement
de motifs décrétés infrangibles et élaboration de
strates d'intertextualité pour le dire pompeusement. On peut lire Le
Cercle des Douze comme un divertissement agréable, légèrement
moins réussi qu'un Agatha Christie, toutefois. On peut lire aussi
et surtout Le Cercle des Douze comme un divertissement complice
visant au-delà du roman policier canonique. Les références
à l'énigme du Sphinx, les réfutations du motif traditionnel
du puzzle, les allusions à la métamorphose du souvenir et du faux-semblant,
incitent à une lecture double, singulièrement différente
de la simple résolution d'une énigme policière. Que l'on
ne prenne pour preuve que cette sortie du détective parisien : « Libérez-nous
de notre obsession pour les indices invisibles, les mégots de cigarettes
et les horaires de train. Et n'ayez pas honte : durant le jour nous adorons les
syllogismes, mais quand vient la nuit sonne l'heure de la métaphore ».
Le propos est, à n'en pas douter, littéraire, fondamentalement et
formellement. Le Desdichado de Nerval tient d'ailleurs dans le roman une
place centrale. Et l'on se prend à rêver de la Grotte où nage
la sirène. Où elle meurt, chez de Santis, assassinée.
Christine Bini
(01/04/14)
Lire d'autres articles de Christine Bini sur http://christinebini.blogspot.fr/
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Noir & polar

Métailié
(Mars 2014)
Collection Suites
272 pages - 10 €
Traduit de l’espagnol
(Argentine)
par René Solis

Pablo de Santis,
né à Buenos Aires en 1963, est écrivain,
journaliste et scénariste de bandes dessinées. Il a publié
plusieurs romans pour adolescents et dirige une collection de littérature
pour la jeunesse en Argentine. Pour les adultes,
outre Le Cercle des Douze (Prix Planeta-Casamérica 2007), il a
publié cinq autres romans traduits en français.
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