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Nathalie CONSTANS

Je suis pas la bête à manger



Finalement, l'écriture, ça sert aussi – surtout – à chanter, à faire son chant. Écrire en tournant, détournant, retournant la langue, c'est ce que fait Nathalie Constans dans Je suis pas la bête à manger. Trois voix se font entendre, trois voix distinctes, et dans leurs monologues se mêlent le français et l'anglais. L'américain, plutôt. Car le théâtre des opérations – le théâtre est aussi chant –, est en partie un décor de ville américaine post-industrie automobile, quelque chose comme une Detroit fantasmée, tarabiscotée, hallucinée (« l'histoire triste de cette ville monstre »).

Qui sont No Ouère, Ozer et Ubodie ? Une enfant sauvage, un ange gardien, une représentante de notre humaine condition dans l'ère industrielle ? Si l'on veut. Mais on peut, en lisant le texte de Nathalie Constans, projeter d'autres images et d'autres allégories. Chacun selon sa sensibilité, son décryptage du monde et de l'Histoire, son rapport à la poésie – Lautréamont est cité en exergue – et à la musique – celle des Rolling Stones que l'on entend comme en sourdine, à peine soulignée. Les illustrations d'Anya Belyat-Giunta proposent un déchiffrement dans les tons pastel. Mais ce joli rose, ce vert tendre, cet orange acidulé, cachent des gris terrifiants qui font écho au récit : « De toute façon je suis triste comme un fleuve mort alors je vais le remonter ». Voilà que nous passons de l'Histoire à la géographie. Le sous-titre nous y invitait, a priori : Début de la géographie. D'ailleurs, on croise dans le récit Abraham Ortelius, l'un des premiers cartographes, avec Mercator. No, Ozer et Ubodie débarquent dans « L'île qui n'existe pas ». Ne serait-ce pas une terre à la Thomas More, une utopie à découvrir, à conquérir autant qu'à imaginer ?

Peut-être/sans doute, Nathalie Constans nous livre-t-elle un chant désespéré, lucide et allègre. Où chacun est le lièvre de l'autre, ce lièvre que l'on dépèce et déguste, car il faut bien vivre, subsister, vaille que vaille. Qui mange qui ? Struggle for life, hein ? What else ? Et puis verbaliser, exprimer, écrire : « Je sais pas pourquoi les choses de la culture peuvent faire voler dans l'air les couteaux des autres. »

Comme toujours, les éditions du Chemin du fer nous offrent un livre à regarder et à lire. Le lecteur peut à loisir lire les illustrations et regarder le texte, en miroir, en contrepoint.

Je suis pas la bête à manger est un titre à déguster. Bâti comme un conte pour les (grands) enfants, donnant à entendre des voix qui s'interrogent et qui interpellent, ce récit mystérieux tient de la recherche formelle et du tableau allégorique. A déchiffrer sans modération.

*

Extrait :

« By god something happened ! Elle n'est pas sortie depuis trois jours pleins. Nothing. Pas un mouvement. Je suis extrêmement inquiet. She's a wild one, right, mais enfin, tout de même, n'aurait-elle pas une faim d'ogre, à présent ? Par le fait.
Trois jours ! Trois très longues journées, doublées de trois interminables nuits. Without food !
Elle est terrée. Quelque chose est arrivé.
Je l'observe depuis bien longtemps, pour une raison qui, tout en m'appartenant, m'échappe considérablement. Le fait est, that's it, que je me suis pris au jeu – au jeu, c'est là une image, car c'est une activité que je trouve très sensée tout autant qu'impérieuse – que je me suis pris au jeu, so, de me tenir au courant d'elle.
I don't know why. »

Christine Bini 
(20/03/14)    
Lire d'autres articles de Christine Bini sur http://christinebini.blogspot.fr/



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Chemin de Fer

(Novembre 2013)
136 pages - 10 €









Nathalie Constans

Bio-bibliographie
sur le site de la
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