Le grand labeur
Un recueil de 16 nouvelles dont la nouvelle titre et quelques autres, La
gangrène, Margelle, La poissaille, L'ouvre-gorge, ont déjà
été éditées dans un recueil aujourd'hui indisponible
(La lune chauve, L'Aube, 1991) et se retrouvent ici quelque peu modifiées
ou retravaillées, de même Le jardin d'été
et Un sombre gens présentes dans d'autres recueils.
La guerre, jamais localisée, y est très présente :
Dans Le grand labeur, la nouvelle titre, où un jeune garçon
rencontre à l'hôpital sa fiancée malade - "Des douleurs
à se tordre, contorsions, délire. Elle implore, elle veut mourir.
Il y a pénurie de médicaments alors on fait venir des chiens,
des ânes, pour sucer les plaies des malades." - dans un décor
halluciné de mer retirée, de survol d'avion et bombes.
Dans La tisse où, sous les bombardements aériens, une école
est transformée en lieu de secours de la Croix-Rouge pendant que son
instituteur, flanqué d'une incroyable vieille femme, est atteint par
un coup de foudre.
Dans Aveugle, aveuglément qui se construit sur un étrange
dialogue entre le narrateur et son voisin aveugle. "Notre ville a son
odeur comme les filles ont leur parfum. Curieux mélange de fleur et d'industrie.
[...] Dans l'ombre se tassent les tanks impassibles. Au loin, flottent les gros
bateaux de guerre aux tourelles cuirassées, aux coupoles à canons.
[...] Et les chansons dans les ruelles, comme avant !" Mais les avions
"sont venus, ont essoré le soleil jusqu'au sang. L'incendie du
côté du port, les raffineries en feu. La mer aussi, en rouge."
Ou dans Sidoine où le narrateur ne trouve pas le courage d'abréger
les souffrances de Lazare coincé sous un arbre abattu par la tempête,
qui réglerait bien son compte aux singes et à celui qu'il nomme
Sidoine, un prisonnier piégé dans un grand trou de son jardin...
L'horreur peut surgir aussi de la guerre civile comme dans Champ de tir
où, tandis que des commandos brûlent des livres, Charlie, fils
d'un commerçant respecté qui s'amuse avec ses employées
au salon du rez-de-chaussée, rêve d'être "un grand
peintre dans une France digne et libérée des perspectives démocratiques
et du chantage de l'immigration."
Dans Le buf où le "petit ange bouclé "
de quatre ans aux côtés de sa mère, est contraint à
dix ans d'astiquer les chars, avec des milliers d'autres enfants et,
à douze, de se réfugier dans une carcasse de buf lors d'une
charge policière.
Les temps de paix ont aussi leur lot de victimes civiles, rongées par
le travail de la mine (L'équipe de Samuel, Un sombre gens), l'usine
(L'ajusteur), la misère, le chômage, la vieillesse et la
maladie.
Partout, la folie guette, le mari excédé, la femme en manque d'enfant,
les gamins en fugue d'un centre éducatif (L'ouvre-gorge) et plus
généralement l'homme face au désastre lié à
la guerre ou à sa condition. Mais si les corps sont atteints, blessés
ou usés, les hommes ne se résignent pas pour autant, s'accrochant
à la vie et s'employant à ne pas mourir.
La nature, faune ou flore, est à l'écho du reste, parfois apaisante,
parfois dangereuse, parfois instrument du malheur et parfois victime collatérale.
Comme une lumière dans tant d'obscurité, les femmes y font rêver,
amour et sensualité ou fascination pour la Mère génitrice,
incarnant la vie face à la mort ambiante ou la difficulté à
être ou à vivre (Le buf, La tisse, Le grand labeur, Margelle,
Le revenant et, dans une moindre mesure, La poissaille, L'ajusteur, L'ouvre-gorge,
La gangrène, L'enclose, Le jardin d'été), elles s'imposent.
Les enfants quant à eux, sont toujours les premières victimes
de ces conflits armés, sociaux ou familiaux. Handicapés à
vie, ils sont pourtant porteurs d'un trésor : une force de vie et un
imaginaire qui rééquilibrent la dureté des situations par
l'innocence du regard, la détresse par la fantaisie.
Les nouvelles Le revenant, qui prend à la sortie de prison un
détenu, marié, père de famille et à la fois impatient
et inquiet de retrouver après plusieurs années cette femme avec
"son rire aux grands yeux ouverts, son rire trop lent, arrêté
comme une cascade gelée mais son rire d'aisselles, de hanches, du bout
des seins" dont il a tant regardé la photo, La poissaille
qui voit un poissonnier de père en fils, un "gigolo à
la sardine" s'enflammer au marché pour une femme qui "porte
des collants blonds et des souliers pointus comme des museaux de renard",
sont moins noires.
Globalement, dans cet enfer où la violence et le malheur sont tapis
dans le moindre interstice et ne demande qu'à exploser, les personnages
font face à la mort et la lumière parvient à s'infiltrer.
Elle s'appelle Amour, Beauté, Innocence, Énergie, et s'habille
des couleurs vives de l'excès et de la générosité.
A partir de ses douleurs, c'est la condition humaine qu'explore ici l'auteur.
Les nouvelles de Jean-Pierre Cannet, sombres, denses, elliptiques parfois,
minées par la violence et les guerres sans lieu ni nom, emportées
tour à tour par un souffle de révolte et une quête insatiable
d'amour, sortent des sentiers battus. Baroques et baignées par un "réalisme
magique" à la française, elles sont portées par une
langue drue, sanguine, "couillue" (comme l'auteur l'a qualifiée
lors d'une interview à l'époque du Festival de la nouvelle de
Saint-Quentin), truffée de métaphores, picturale, resplendissante
et troublante, charnelle, pleine d'odeurs, de bruits, de couleurs, et de sexe.
« Ce qui fascine à l'évidence Cannet, c'est l'homme aux prises
avec ses terreurs, ses fantasmes, sa brutalité imbécile, mais
aussi une continuelle et lucide confrontation avec la condition humaine »
comme l'exprime parfaitement Anne-Marie Le Goff dans son excellente préface.
Du grand ! A lire absolument.
Dominique Baillon-Lalande
(18/03/14)