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Christine BALBO

Les Gorges rouges
et autres contes cruels



Le sous-titre du recueil est un clin d'œil à Villiers de L'Isle-Adam qui, dans ses Contes cruels, mettait en scène avec une ironie mordante les défauts de ses contemporains et, au-delà, entraînait ses lecteurs dans le champ du fantastique. C'est tout cela qu'on trouve chez Christine Balbo mais résolument situé dans un monde d'aujourd'hui où l'informatique, les webmasters et les sites internet ont envahi le quotidien. La cruauté est déclinée sur plusieurs modes, de l'humour – quand des danseuses se comportent comme des perdrix d'élevage ou que des informaticiens travaillent dans une bergerie comme un troupeau de moutons – au pathétique quand une jeune auteure est humiliée par un vieil académicien pour amuser son cercle d'écriture. Le fantastique laisse entrevoir ce que sera peut-être demain un monde où les ordinateurs occuperont toujours davantage de fonctions…

Ces neuf nouvelles offrent une grande diversité de thèmes, de personnages et de lieux. Nous partons en Bourgogne, en Bretagne, à Lyon, à Paris ou à Londres, à la campagne, à la montagne ou au bord de la mer. La nature, les forêts, les îles ne sont pas seulement des décors.
Certains personnages aspirent à s'y ressourcer comme Terence et Corado, les Bouvard et Pécuchet d'internet, qui ont quitté la ville pour filer vers l'ouest. Une balade à vélo leur fait oublier tous leurs soucis. Ils allaient de front, seuls sur le chemin, ils faisaient tours et détours, croisaient des menhirs, des dolmens, des chênes gâtés de gui, des fermes abandonnées. Le relief disparut, le monde devint plat, linéaire. Terence et Corado pédalaient de conserve, sifflotaient les mêmes rengaines en scandant la mesure sur leurs guidons. Parfois, ils lâchaient les pédales, et, jambes écartées, menton tendu vers le ciel, ils lâchaient un cri, dans lequel la joie le disputait à la folie. Et puis ils tombèrent, épuisés, heureux.
D'autres vont s'y installer pour la retraite comme André et Maryse mais ce n'est pas toujours sans regrets.
D'autres encore cherchent sincèrement à s'y intégrer même s'il faut parfois satisfaire à des rites proches d'une initiation comme pour la narratrice de la nouvelle qui donne son titre au recueil. Je ne comprenais pas pourquoi la mère Pourcel nous faisait parcourir le village dans tous les sens, monter les escaliers de la rue du Viguier, traverser par l'étable des Guérin […] et redescendre par la route des Massans, pour recommencer le périple dans l'autre sens, contourner la balance municipale où l'on pesait les troupeaux en grappe les jours de foire une fois par an – le 15 août –; repartir sur la route de Massans, éviter cette fois l'étable des Guérin et piquer vers les vignes en restanques, bifurquer le long du chœur de l'église, contourner le lavoir, enquiller la longue venelle rectiligne dite "de la Reine Jeanne". […] Je marchais, lourde, concentrée. Lorsque pour la troisième fois nous avons contourné l'église et pris la rue des âmes – ainsi nommée car le menuisier y taillait aussi les cercueils – j'ai compris que le périple n'aurait pas de fin avant la nuit.
Il n'est pas toujours facile d'être admis dans un monde fermé, d'en comprendre les règles et de les admettre. Il n'est pas aisé non plus de trouver sa juste place et beaucoup de personnages sont en décalage avec le monde qui les entoure, comme cet écrivain fier de recevoir un prix littéraire mais atterré de comprendre que ceux qui le lui remettent n'ont rien compris à ce qu'il écrit.

Les rapports de couples sont aussi au cœur de plusieurs nouvelles, depuis la jeune fille qui emmène son compagnon chez son père où il découvre un autre monde, jusqu'au couple qui prépare sa fin de vie en faisant équiper la maison d'un monte-escalier électrique, en passant par ces collègues qui font entrer l'imaginaire et l'écriture dans le jeu de la séduction.

Toutes ces situations, ces tranches de vies, ces existences happées à un moment-clé de leur parcours, sont présentées d'une écriture vive, claire et riche. On est toujours dans l'essentiel, la phrase ne se perd pas en circonvolutions ou en lourdeurs inutiles, le vocabulaire est juste et précis.

Ce recueil vient renforcer l'idée que la nouvelle est un genre littéraire à part entière, aussi essentiel que le roman ou la poésie, une forme idéale pour mettre en scène des personnages dans leur univers et nous faire percevoir l'intensité de ce qui se joue pour eux à ce moment précis. Au fil des pages, on sourit, on réfléchit, on s'indigne, on partage, on accompagne, et la fin de chaque nouvelle laisse rêveur et admiratif de l'habileté de l'auteur. A chaque fois, le rideau se baisse sans laisser le lecteur sur sa faim ou sur un sentiment d'inachevé. L'essentiel est dit. Il reste à cogiter sur ce qui a été montré. Et on est déjà prêt à se lancer dans une nouvelle aventure humaine. Quand on arrive à la fin de la dernière nouvelle, on a depuis longtemps compris qu'il y en aura d'autres, que l'univers de l'auteur est suffisamment riche pour que ce premier recueil ne soit pas le dernier. A suivre…

Serge Cabrol 
(22/04/14)    



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Lectures








Rhubarbe

(Avril 2014)
128 pages - 10 €









Christine Balbo,
agrégée d'espagnol, essayiste, traductrice et chroniqueuse littéraire, a écrit de la poésie et publié des nouvelles en revues (Brèves, Harfang)
avant de faire paraître
Les Gorges rouges,
son premier recueil.








Christine Balbo a participé au N° 102 de la revue Brèves où, sous le titre
Le rêve sans fin, Hubert Haddad a réuni 21 nouvelles effleurées par "l'ange du bizarre".