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Laura ALCOBA


Le bleu des abeilles


Laura, la narratrice, a huit ans à peine.
En cette année 1976, l'Argentine a basculé sous dictature militaire et les opposants comme le père de Laura ont été arrêtés et internés sans procès comme prisonniers politiques dans les geôles de La Plata. Depuis cette arrestation, suivie de près par la fuite de la mère en France, Laura vit chez ses grands-parents. De là, un jeudi sur deux, la grand-mère et la fillette peuvent se rendre à la prison pour une courte visite.

Afin d'optimiser la période d'attente qui lui est imposée avant de parvenir à rejoindre sa mère en exil, Laura bénéficie de cours de français avec Noémie. La familiarisation avec les sons étranges de cette langue (voyelles nasales dont la prononciation s'effectue ''sous le nez", ''e" muets, "c" cédille...) est difficile mais face à l'espagnol qui incarne la dictature et l'enfermement du père, le français apparaît comme la langue de la liberté et du salut. La petite est studieuse et progresse lentement. Mais l'attente se prolonge, un an, deux, et quand Noémie lui parle de ce pays différent où tous les chiens s'appellent Médor, où chacun connaît et chante "À la claire fontaine" ou"Frère Jacques", Laura, rodée aux dialogues, la comprend maintenant aisément.

Ce n'est qu'en 1979, lors de sa dixième année, que l'enfant pourra enfin quitter l'Argentine pour la France.
Là, la petite s'attend à retrouver sur place ce Paris un peu suranné et fantasmé dépeint par son professeur, avec la Tour Eiffel, les quais de Seine, les grandes avenues, les magasins... Mais la cité de la Voie-Verte au Blanc-Mesnil ressemble assez peu à l'image qu'elle s'était faite de la capitale. Les chiens des voisins y ont de multiples noms sauf Médor, les barres d'immeubles et l'appartement HLM, décoré d'un papier peint moderne orné de tuyaux marron ou orange, n'ont rien à voir avec les maisons française de son manuel de français.
"Un jour, j'ai fini par rejoindre ma mère en France. Seulement, je ne suis pas allée vivre à Paris, comme on me l'avait tant dit, juste à côté. Enfin, même dit comme ça, ce n'est pas tout à fait vrai.
On ne peut pas dire que Le Blanc-Mesnil se trouve à côté de Paris, en réalité c'est un peu plus loin. Parfois, j'ai même l'impression que c'est beaucoup plus loin
."

Elles partagent l'appartement et le loyer avec Amalia, une amie de sa mère, une femme généreuse. "Elles étaient ensemble à l'université, toutes les deux faisaient des études d'histoire. Alors, quand elles se sont retrouvées par hasard, à Paris, après les disparitions, la peur et les morts, elles se sont naturellement serré les coudes".
Dans l'attente de son inscription à l'école, Laura suit sa mère au travail. Celle-ci assure comme Amalia, le transfert d'enfants handicapés mentaux ou moteurs de leur domicile à l'institution qui leur donne des soins. Ceux-là ne parlent pas et la fillette, aussi apeurée qu'eux, peut se contenter, assise à leur côté dans les transports en commun, d'un sourire ou un regard pour se faire accepter et communiquer.

Quand Laura est enfin admise à l'école, les moqueries sur son accent et son ''étrangeté'' ne tardent pas. Rudes règles de la collectivité et de l'intégration. Une raison suffisante pour que celle-ci décide de mettre les bouchées doubles, s'essayant à prononcer les ''u'' sans accent devant sa glace, "traquant les ''e'' muets", et tentant de se faire des amies parmi les "vraies" Françaises. Pas si simple car naturellement, les premiers camarades d'école à l'approcher, dans ce vrai barrio latino qu'est le quartier de l'école Jacques Decourt qui l'accueille, viennent aussi d'ailleurs. "Luis et Ines sont portugais, Ana est espagnole, pourtant entre eux, ils parlent toujours français. Avec eux je suis moins gênée quand il faut que je parle." Ils forment une petite bande de filles soudée autour de celui que les autres garçons tournent en dérision en l'appelant Loulou la tapette et qu'elles tentent de protéger.

Un jour, enfin, elle se lie avec deux Françaises : Astrid, la belle dont un œil a été remplacé par une bille de verre depuis un accident et Nadine atteinte d'un zézaiement prononcé. Avec elles le voile se lèvera sur ce nouveau monde qui s'offre à elle et qu'elle veut pénétrer, plus par désir intime et amour de la langue que par obéissance à sa mère qui, pensant à son avenir, fait pression. Ces relations "françaises" lui permettront aussi d'obtenir la légitimité qu'elle attendait pour qu'enfin la honte d'avoir un accent, de porter des vêtements du Secours catholique, d'être d'ailleurs, sans père et sans argent, l'abandonne.

Pour perfectionner sa maîtrise de la langue, Laura va aussi à la bibliothèque. Elle y choisit Les fleurs bleues, pour son titre, et s'obstine à vouloir ce livre-là malgré les mises en garde de la professionnelle qui trouverait Le petit Nicolas plus adapté à son niveau. Elle s'obstinera à le lire, avec difficulté, jusqu'au bout pour se prouver ses qualités de lectrice ''en français''.
Je me dis que quelque part en moi... le bain ne me suffit plus, je veux aller plus loin : me trouver à l'intérieur de cette langue pour de bon, je veux être "dedans" jusqu'à pouvoir "penser et parler en français, en même temps" et ainsi, un beau jour, voir s'évanouir l'étape de la traduction.

En quittant son père, elle lui a promis de lui écrire chaque semaine, en espagnol, pour lui narrer son quotidien. Dans ces lettres assez neutres pour ne pas heurter la censure des autorités, ils échangent aussi, comme ils en ont convenu, sur leurs lectures partagées. La première découverte commune sera La vie des abeilles de Maurice Maeterlinck (d'où le titre du livre) dans lequel l'auteur essaie de prouver que la couleur préférée des insectes est le bleu, couleur préférée de la petite, couleur de l'espoir aussi. D'où le choix des Fleurs bleues de Queneau...
Chaque semaine, du 21 janvier 1979 au 21 septembre 1981, les lettres du père et de la fille se croiseront quelque part au dessus de l'Atlantique, glissant entre les mailles de la dictature.

Mais le détenu qui a le droit à cinq photos (et pas une de plus !) dans sa cellule, avec "des personnes avec il a un lien de parenté et dont il a au préalable déclaré l'identité", visées comme conformes par l'administration pénitentiaire, réclame aussi à Laura une photo d'elle avec sa mère, en plan américain, dans leur univers quotidien. La gamine, tétanisée par cette responsabilité, craignant que la photo ne le déçoive, qu'elle déplaise aux gardiens et soit déchirée, tarde à s'exécuter, provoquant l'incompréhension et l'agacement de celui-ci. Il faudra attendre quelques mois pour qu'elle glisse enfin une des prises dans l'enveloppe sans craindre "les ciseaux des gardiens", "comme si de rien n'était, sans donner d'explication sur cette si longue attente". Un geste qui coïncidera exactement avec la fin de la lecture du Queneau dont elle traduit pour lui la dernière phrase : "Une couche de vase couvrait encore la terre, mais, ici et là, s'épanouissaient déjà de petites fleurs bleues."

Quand, Raquel et Fernando, anciens guérilleros argentins réfugiés en Suède, débarquent avec une voiture pleine de cadeaux lors de leur tournée des exilés, c'est par solidarité mais aussi pour dresser un "inventaire des exilés, des disparus et des morts", entretenir la mémoire et raviver l'espoir de revoir un jour ceux qui, comme le père, sont encore là-bas. On estime à 30 000 le nombre des "disparus", 15 000 celui des fusillés, 9 000 prisonniers politiques et 1,5 million d'exilés, victimes de la dictature militaire argentine de 1976 à 1983.
Elle aura même l'occasion grâce à une famille française qui souhaite faire profiter des enfants d'émigrés de vacances au ski, de découvrir la neige et l'odeur et le goût du reblochon...

Laura Alcoba fait défiler les souvenirs...

L'auteur nous livre dans se roman sa propre histoire, à la première personne et à hauteur d'enfant. Un regard simple naïf, émouvant sur la dictature, l'exil, la solidarité du réseau, la difficulté d'être émigrée et les efforts fait pour s'intégrer à tout prix.
La singularité qui vient illuminer tout cela est sans doute le rapport obstiné et charnel qu'elle se prend à entretenir avec la langue de son pays d'accueil : le français. Le récit autobiographique sur une page sombre de l'histoire de l'Argentine et de l'enfant, se transforme alors en un hymne d'amour émerveillé aux mots. Ceux-là mêmes qu'elle découvre dans les livres, ceux qui tissent la relation épistolaire avec le père prisonnier, ceux qui lui permettent d'exister au regard des autres de son âge.

A partir des situations qui se présentent à elle, d'anecdotes vécues, d'instantanés saisis au vol dans ses relations aux autres, Laura Alcoba, en de courts chapitres organisés chronologiquement, restitue en toute simplicité, mais non sans grâce, un quotidien que la légèreté dispute au tragique, l'espoir à la souffrance.

En toile de fond du récit, se dessine aussi la banlieue des années 70 où la mort de Claude François faisait pleurer dans les HLM du Blanc-Mesnil, ceux de la Voie-Verte avec les Espagnols, Portugais et Latinos, ceux des Quinze-Arpents où sont regroupés les Arabes et les Noirs, autant que les ouvriers français qui ont pu accéder aux petites maisons individuelles qui jouxtent l'ensemble.

Chronique, à la fois délicate, tendre, poétique, drôle, réaliste ou faussement ingénue, de l'exil et de l'intégration, Le bleu des abeilles est un récit plein de fraîcheur et d'émotion .
Ce roman était présent dans les sélections des prix Médicis et Femina 2013.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/12/13)    



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Gallimard

(Août 2013)
128 pages - 15,90 €
















Laura Alcoba,
née en 1968 en Argentine,
a déjà publié trois autres romans chez Gallimard.


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