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Agnès DUMONT


Mola mola


Douze nouvelles sans liens affirmés, chacune avec un narrateur à la première personne, pris dans son intimité à un moment donné de sa petite vie.

Il y a des vieux, en maison de retraite ou maintenus à domicile, qui ronchonnent, refusent de se faire oublier, règlent leurs comptes à leur façon, parfois, avec les leurs, vivants ou morts, avec une énergie sans failles.

Ainsi la vieille tante Jeanne va à l'hôpital rendre visite à sa nièce qui vient d'accoucher. Après avoir élevé sa jeune sœur, elle a dû continuer à l'aider quand elle s'est retrouvée enceinte seule et abandonnée et c'est un peu leur fille à toutes les deux, celle-là. Elle a même abandonné pour elle son métier d'artiste de cabaret et laissé son amant repartir seul aux Amériques. Mais dans la chambre de la jeune mère l'atmosphère est électrique : chacune endosse son rôle avec une gentillesse forcée et maladroite qui cache mal le fossé intergénérationnel et le choc des personnalités. Le dialogue convenu auquel elles se livrent toutes deux vire à l'absurde et laisserait vite place à l'agacement si la vieille n'y mettait fin, sous prétexte d'être incommodée par la chaleur. Vite retourner au bar de la rue voisine pour se désaltérer. Entre bières et vodkas, elle donne de la voix. Une vieille qui chante d'une voix éraillée dans son manteau de lapin râpé ça dérange les joueurs de cartes et ça peut surtout faire fuir la clientèle pense le bistrotier en lui intimant de se taire. "A ton âge, chanter la mémoire qui flanche, c'est risquer de se retrouver illico en peignoir au milieu d'autres séniles" en conclut Jeanne. (Jeanne)

Jeanne-Rose, veuve indigne de quatre-vingts ans, fan de romans policiers, occupe ses vieux jours dans la cité à piquer des "dessous chics" dans les supermarchés... pour retrouver ainsi le frisson de ses lectures. Sa rencontre avec un gamin qui partage ses goûts en littérature mais aussi avec ses deux sœurs émoustillées par la lingerie, va faire basculer l'équilibre précaire dans lequel elle se maintenait et la conduire en maison de retraite. "Elle le sait parfaitement, ses petites lubies ne lui ont fait courir aucun risque personnel : aux vieilles comme elle, on pardonne tout, alors qu'aux étrangers, c'est le contraire". Et la famille de Jules, Kelly et Marguerite, qui lui ramenaient du poulet à la moambe, spécialité africaine au demeurant délicieuse... (JR)

Stéphane Lambermont a septante-huit ans. Il a laissé sa maison à son fils et sa petite famille pour aller en maison de retraite pour des raisons de santé. "Plus de compte à rendre à un père tyrannique, une épouse susceptible ou des gosses inquisiteurs... mais il fallait encore qu'un docteur au look de gamine vous tartine l'existence de bons conseils ! Les ultimes, bien sûr, juste avant ceux du fossoyeur qui vous expliquerait comment ne pas encombrer le cimetière." Quand l'une de ses petites-filles passe en coup de vent pour lui annoncer que son père a été viré, ça rappelle au vieux des souvenirs. Mais un coup de fil de son fils Olivier va le ramener à une autre réalité. Et si les autres n'étaient pas ce que l'on croit qu'ils sont ? (Julia)

Arlette, cinquante-sept ans va au cinéma depuis qu'elle s'est inscrite à l'université du troisième âge. Elle est sous le charme de son jeune professeur venu de l'est et voudrait sortir "de la masse indistincte des dames âgées qui suivent le cours du lundi. Bien-sûr, Arlette ne se considère pas comme une vieille à son âge mais c'est le genre de chose qu'un professeur de trente ans pourrait ignorer". A la sortie du cinéma, où elle a abandonné en cours de route une version hongroise d'un Simenon, elle prépare ses arguments pour l'épater... Mais Sylvie, une rousse en déambulateur, lui rafle la mise. En plus, c'est justement le jour où Bruno Cremer, celui qu'elle a beaucoup apprécié dans son rôle de commissaire Maigret par le passé, choisit pour mourir. Il y a vraiment des moments où Arlette a envie de mordre... (Bruno)

Alice, veuve de septante ans, rend visite à sa fille Charlotte à New-York. Dix ans qu'elle remettait ce voyage. Quelques mois de préparation intensive n'ont pas vraiment suffi à comprendre ce qui se dit autour d'elle mais puisqu'elle a vaincu sa peur de l'avion et qu'elle est là, elle décide de partir seule à l'aventure découvrir Chinatown pendant que sa fille doit gérer un imprévu à l'université. "Quand on est arrivé à Canal street, j'ai sauté sur le quai comme une adolescente ou presque, avec le refrain de Franck (Sinatra) dans les oreilles : I want to be a part of it, New-York, New-York." Et si la vie pouvait encore offrir des plaisirs ? (Franck)

Jean-Paul vit seul dans sa véranda – 3,80 m sur 2,30 m – où sa femme Nathalie a vécu la fin de sa vie, rongée par le cancer. "Ta mort, c'était moins dur dans la véranda, c'était là que j'avais le moins mal. A cause des whiskys que je gardais à portée de main dans le meuble en teck, a tout d'abord cru Bertrand (le fils)... Je ne les ai jamais renouvelés... Assis dans mon fauteuil orthopédique, un livre ouvert sur les genoux, je malaxe toujours les même rengaines." Si Bertrand passe en coup de vent désormais tout en cherchant à convaincre son père qu'il serait mieux dans un home, Lucien dit Lulu, le petit-fils, aime débarquer à l'improviste pour discuter avec le vieux et lui faire des confidences. Une complicité qui ouvre les fenêtres et dégage l'horizon. (Lulu)

En complément de ces six tableaux de retraités, on croisera, en vrac : une jeune vendeuse de supermarché bien troublée par une de ses collègues (Tirunesh), un timide amoureux d'une rockeuse (The Clash), une fillette du Burundi âgée de deux ans accueillie à l'aéroport par celle qui rêve sur sa photo d'identité depuis des mois (Kadja Nin), des professeurs en mal d'amour dont la férocité n'a rien à envier à celle de leurs élèves (Tarzan), un couple de classe moyenne fossilisé dont les yeux se trouveront dessillés par leur fils lors de sa remise de diplôme (Angela), deux copines d'enfance unies par leur solitude mais rongées d'aigreur (Mola mola).

Agnès Dumont, dans ces nouvelles faussement anodines, nous plonge dans l'intimité d'êtres ordinaires ancrés dans la réalité du quotidien. Mais si chaque personnage s'exprime à la première personne, il y a dans son ombre tous ceux qui lui ressemblent dans l'instant, vous, moi, les nôtres.
Et à travers le récit de chacun, par cette juxtaposition des situations et des êtres, c'est une fresque de nos existences contemporaines avec son lot d'espoirs et de résistances, de désillusions et de frustrations, de solitude et de vieillissement, d'angoisse face à l'avenir et de fragilité dans le rapport à l'autre, qui se dessine.
Des tranches de vies capturées avec bienveillance et humour dans un miroir fêlé, avec des personnages souvent moins consensuels qu'il n'y paraîtrait à première vue. Certains ont même un caractère bien trempé ou flirtent avec la misanthropie. Et dans ces récits moulés à l'aune du ressenti de leur narrateur, parasité parfois par celui de la partie adverse, une confrontation larvée, étouffée, mais bien présente, se fait jour. Comme une rage travestie sous les habits de la bonne éducation et de la bienséance. L'univers d'Agnès Dumont n'est pas celui du drame, de la violence ou des faits divers, plutôt celui des doigts coincés dans la porte, des maladresses ou des occasions manquées, des bêtises et des regrets.

La ville de Liège sert de décor à la presque totalité des nouvelles mais uniquement comme une toile de fond discrètement esquissée à laquelle peut se superposer toute autre ville de notre connaissance.

Au fil des pages sont égrenées des références artistiques ou historiques : musique avec Gainsbourg, The Clash, Frank Sinatra ou Vincent Delerm, cinéma (ou série TV) avec Jeanne Moreau, JR de "Dallas", Julia Roberts ou Bruno Cremer, mais aussi lutte d'Angela Davis... Des personnalités publiques qui, selon les récits, accompagnent certains des protagonistes ou ne font qu'apparaître dans le titre ou en mode allusif au détour d'une phrase, et permettent de dater l'ensemble, constituant comme des points d'ancrage dans le monde extérieur.

Chaque nouvelle constitue une aventure originale avec un univers et une atmosphère bien à elle.
La palette dont la nouvelliste dispose pour traduire et provoquer les émotions est composée de suffisamment de nuances pour que le bouquet soit harmonieux mais varié.
Le style d'Agnès Dumont est plutôt classique et discret. Mais les expressions imagées, le ton gentiment distancié et humoristique (voire facétieux) dont elle aime user, conjugués à un goût prononcé pour les effets de surprise et les chutes inattendues aptes à faire rebondir l'intérêt de nouvelle en nouvelle, donnent une vivacité certaine à l'ensemble.

On referme le recueil avec l'impression d'avoir fait de belles rencontres, touché par l'humanité simple, pleine d'énergie et de grâce, avec laquelle l'auteur sait habiter ses récits.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/12/13)    



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Quadrature

(Septembre 2013)
126 pages - 16 €









Agnès Dumont
vit et travaille à Liège.
Mola mola est son troisième recueil
de nouvelles.