Retour à l'accueil





Hyam YARED

L'armoire des ombres


L'histoire se déroule en 2005 dans un Beyrouth livré à des manifestations répétées. Une jeune femme divorcée et élevant seule son enfant se rend, sur la recommandation d’une amie, à un casting dans un petit théâtre des années vingt au cœur de la ville pour avoir un rôle. Etrangement, à son arrivée, l'ouvreuse lui demande de déposer son ombre à l'entrée. Elle se cabre à cette idée et rechigne à s’exécuter mais comme sa logeuse la harcèle pour le loyer et qu’elle doit subvenir aux besoins de son fils, elle obéit et accepte le bout d’essai, tout en manifestant ouvertement sur scène son mécontentement.
Plus tard, contre toute attente, le metteur en scène, séduit par sa capacité de rébellion, lui déclare au téléphone qu'elle a été choisie et qu’elle est attendue sur place le lendemain. Quand elle se rend au théâtre, l’homme s’est envolé sans laisser ni scénario, ni décor, ni consignes. Elle devra, chaque soir, avec pour seuls comparses une maquilleuse et un technicien, improviser son texte devant le public. Sur la scène une chaise et une armoire dans laquelle elle découvre… des ombres soigneusement pliées.

Devant le public, ces ombres dont elle se vêt tour à tour avec émotion deviennent des identités. Elle construit à partir de chacune d’elles une vie. Elle nous fait ainsi découvrir sa mère, femme conventionnelle qui aurait préféré un fils et a toujours voulu pour sa fille une vie conforme aux règles sociales contre laquelle celle-ci n’a cessé de se révolter.
Elle nous amène à la rencontre de Yolla la dévoreuse d'hommes qui « voulait me sensibiliser aux saveurs de la vie. Parait que ça s’achète en conserve. Elle disait que le plaisir était la seule preuve tangible que nous respirions (…). Consomme et puis jette, disait-elle, tout est remplaçable. »
Nous présente Greta la jeune prostituée. « Violée à seize ans par un voisin qui l’avait engrossée, Greta ne savait où aller. Elle crut bon d’en parler à son frère. Ce dernier entra dans une colère froide. La traita de menteuse. L’accusa de porter une jupe. Il hurlait, la houspillait. Lui demandait de lui dire comment il allait faire pour pouvoir encore se présenter devant le voisin. Aller à la chasse avec lui. (…) Ce jour-là elle s’enfuit, avec sa jupe, sa peau et son fœtus. Greta ne revint jamais sur ses pas. Elle disposait de très peu de temps avant le retour de son frère. »
Nous raconte Mona la femme battue répudiée par son époux quand elle se retrouve enceinte et Lena la serveuse du bar attirée par les femmes. «  Mariée durant dix ans à James, un Anglais, Lena ne réussit pas à consommer son mariage. A cause de la guerre. Jamais eu le temps. Elle ne l’en aima que mieux. Du fait que James respectait sa peur de mourir à tout moment. Partout. N’importe comment. Sous son corps d’homme. Sur un champ de bataille. En traversant une rue. Lena avait la phobie de la mort. Médecin bénévole, en mission au Liban pour MSF, James l’avait rencontrée en 1983 alors qu’il travaillait dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila. La maison de Lena était à proximité. (…) Depuis lors et tout le temps que dura sa mission dans les camps, James ne put se passer de la présence de Lena. Il trouvait en elle une présence bienveillante. Un sourire réconfortant. Une angoisse de la mort qui la rendait presque belle (…) Il l’épousa. Très vite il ne sut plus que faire de sa phobie de la mort ».
De difficiles destins de femmes, victimes d’un monde masculin dominant.

A partir de ces ombres tirées de l’obscurité de l’armoire et d’une paire de chaussures, la narratrice invente une intrigue où les personnages féminins vont symboliquement finir par s’assimiler en une seule image féminine et où leurs alter ego masculins vont faire de même. En alternant les rôles, en les entrecroisant, en se fondant en eux, elle les nourrit de sa propre expérience de femme éprise de vérité et de liberté et parvient ainsi à esquisser un tableau saisissant de la société libanaise contemporaine et de la difficulté pour un individu et plus encore une femme d’y prendre place.
La comédienne excelle à cet étrange exercice et la pièce est un vrai succès. Mais à l’issue des représentations devant un public de plus en plus nombreux, il lui faut affronter la rue et les manifestations chaque jour plus agressives pour regagner son domicile. Les leaders des manifestants, autres fantômes absurdes d’une irréalité plombée, en viennent à jalouser cette actrice qui fascine leur troupe et détourne les militants du droit chemin. « Pas d’ombre à la cause. Pas d’ombre aux slogans. A bas la diversion. » Le boycott s’impose donc mais quand ils envahiront le théâtre, seules des ombres….

Ce roman original peut déboussoler le lecteur par le foisonnement des identités multiples auxquelles la comédienne donne vie à tour de rôle et par les croisements permanents de la réalité et du rêve, mais la personnalité du personnage principal est suffisamment forte et attachante pour que le lecteur se laisse embarquer dans ce délire hors du commun où l’auteur mêle très adroitement le fantastique et la description précise et sans pitié de la société libanaise. « Le mur avalait tout. L’eau. Le sang. La douleur. Ce mur du rond-point où ils se lynchaient les yeux bandés. A cause de Dieu. Les œillères. Des religions et des religions d’œillères. Ils ne se sont jamais mis d’accord sur le mur où Dieu était mort. Sur celui où il n’était pas né. Je n’ai jamais plus regardé le mur du même œil. D’ailleurs je change d’œil tous les jours. Pour ne pas finir avec du vide dans le visage. »

Un roman dans la lignée des récits surréalistes avec cette manière subversive de capter la cocasserie et l’étrangeté du quotidien. Un récit onirique et poétique qui interroge avec clairvoyance une société verrouillée par les traditions et le poids de l'histoire où toute tentative d'émancipation se paie au prix fort.

Hyam Yared est une poétesse libanaise qui, pour notre plus grand plaisir, s’est essayée ici au roman. On en redemande.

Dominique Baillon-Lalande 
(11/03/07)    



Retour
Sommaire
Lectures










Sabine Wespieser
Éditeur


208 pages, 19 €
















Hyam Yared

est née en 1975 à Beyrouth où elle vit avec ses trois filles. Poète et nouvelliste, elle a publié au Liban deux recueils de poésie, Reflets de lune en 2001, et Blessures de l’eau en 2004. L’Armoire des ombres est son premier roman.