Sarah VAJDA

Amnésie



La trame de ce roman pourrait être classique : le commissaire divisionnaire de Saint-Pierre-sur-Garonne, Jean Morel, et une étudiante juive, Marie Sarah, sont retrouvés côte à côte dans une chambre d’hôtel à Séville. Un suicide. Lui est mort ; elle, enceinte, est dans le coma. L’inspecteur Javier, que l’étrangeté de ce tableau dérange, cherchera à comprendre ce qui a pu conduire ce couple à un acte aussi définitif. Des lettres, trouvées dans la chambre, lui permettront de remonter le temps et de recréer ce qui fut probablement l’itinéraire de ces deux là, parmi tant d’autres.

Mais ce roman n’est pas là où on l’attend et derrière le roman policier et le roman d’amour se cache l’Histoire. Une plongée dans les racines de la France des années 40 à nos jours qui croisera la littérature sur les traces de Péguy, Giraudoux, Breton, Kafka, Musil, mais également Céline ou Brasillach. La réalité du drame et des itinéraires individuels ne semble évoquée que pour précipiter le lecteur dans des tragédies collectives : déportation des juifs français, assassinat d’une centaine de prisonniers espagnols et gitans au camps de Larche dans le midi de la France, attentats à Jérusalem, tueur en série de jeunes femmes en jupe rose, catastrophe écologique... Cela pourrait paraître beaucoup pour un seul livre, trop, mais les questions de responsabilité ou de lâcheté et d’amnésie qui sous-tendent l’ensemble donnent une cohérence à ce patchwork. Le vrai sujet alors s’impose, le mal comme moteur de l’histoire, l’oubli du mal et ses résurgences dans notre société.

Dans sa forme aussi, ce roman ressemblerait à une auberge espagnole si un souffle fort ne l’emportait pas. Correspondance, poésie, formules lapidaires, dialogues, digressions sociopolitiques, lyrisme mystique débridé, s’entremêlent hardiment.

Le lecteur sourit aux provocations rapides comme « La tragédie est toujours une pièce de boulevard sans portes qui claquent ». « La vie d’un couple, vingt ans après, tient toujours de la trêve plus ou moins longue, plus ou moins consentie. Les nappes de petits déjeuners font office de drapeaux blancs et le câlin mensuel de traité de non-agression ». « Le plus terrible avec la vérité c’est que quand on la cherche on la trouve toujours. Elle le narguait, à portée de main, l’allumait comme une nymphette de manga. Morel la saisirait aux cheveux ».

Il s’émeut à l’évocation des drames individuels : « Il se souvient seulement comme Violette, rasée à la Libération, sentait bon. Elle était la seule à sourire, quand les autres calculaient le prix du pain, le poids des vivres au marché noir. Violette offrait des friandises aux gamins. Elle s’était suicidée après la tonte. Devenu grand, sa raison lui dit que ce n’est que justice. Son cœur lui murmure qu’elle n’a couché avec les fridolins que pour leur donner des bonbons. Il n’est pas loin de la vérité. Elle envoie l’argent à son fils, en pension, au village voisin. » ou collectifs : « Bela voudrait lui expliquer ce qu’évoquent les pyramides de baskets dans une grande surface, qu’elle ne supporte pas de voir des lunettes égarées sur un trottoir, un dentier posé sur un évier, une douche de stade, de piscine ou des cheveux sur le sol ».

Il s’agace ou se régale tour à tour des insertions politiques de l’auteur «  Dans les squares, les nourrices noires avaient leurs bancs attitrés, les Chinoises faisaient bande à part et les mères françaises trônaient, hystériques, tout à la phobie des microbes et de la saleté. Les nuits de Paris aussi avaient disparu : gay ou lesbiens, beurs ou feujs, les jeunes gens avaient désormais leurs quartiers réservés. […] Apartheid innomé s’énonçant pacte républicain, mixité sociale ou intégration. L’invisible dominait. Sur les manchettes des journaux, des proclamations démenties à chaque pas, en tous lieux. Partout le signe s’était substitué à la chose, fascisme rampant. La ville sale, colorée, vivante avait laissé la place à un no man’s land dont les monuments avaient été lavés au karcher. En lieu et place des trottoirs où saluer ses voisins, des bacs à fleurs métamorphosaient la ville en résidence pour troisième âge. […] Le pays puait la mort, empestait Vichy : thermalisme et magasins bio, souci de soi et haine d‘autrui, protection de la race et haine de l’étranger, brutalité feutrée, latente, toutes choses résumées en deux couples, haine et autosatisfaction, indifférence au proche et amour du lointain. » « Finalement le monde avait changé de base, sans recourir à la dictature du prolétariat. […] Au commencement les fascismes – sans exception, les bruns, les rouges, le beige rosé tendance cuisse de nymphe (Vichy) – avaient exalté la jeunesse. Il fallait bien redonner des couleurs aux nations d’Europe après la saignée des tranchées ! La société de consommation avait suivi ».

Mais, à cause ou malgré tout cela, le lecteur, ballotté, bousculé, s’accroche sans lâcher prise à ce texte délirant. Grâce aussi aux personnages enracinés dans cette étrange épopée/méditation. Multiples et foisonnants certes mais terriblement présents car, avec talent, l’auteur parvient à leur donner à tous la couleur singulière, la chair nécessaire pour que l’on s’attache à les accompagner.

Auteur de biographies sur Maurice Barrès et Jean-Edern Hallier, Sarah Vajda nous offre ici un roman hyper-contemporain, original, intelligent qui, s’il est susceptible de déstabiliser ou de provoquer certains lecteurs et aurait peut-être gagné à un peu plus de clarté, possède un vrai pouvoir de fascination quand on se laisse prendre dans ses filets. Un livre qui soulève de façon très personnelle un coin du voile qui masque notre société et pose des questions majeures sur notre passé et notre présent. Une curiosité qui ne peut en aucun cas laisser indifférent.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/05/06)   



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Editions du Rocher
198 pages
17,90 €