Emmanuelle URIEN

La collecte des monstres


Pas de monstres de foire dans cette collecte mais des gens discrets, en apparence ordinaires. La vie de gens semblables à ceux que l'on croise tous les jours, en quête de bonheur, d’amour, d’argent, d’un boulot, de la santé recouvrée, d'un toit, de liberté. Au fil de ces dix-huit textes le quotidien d'hommes, de femmes, d'adolescents à l'existence tourmentée nous est restitué dans sa médiocrité face à une société hostile et souvent absurde. Ces personnages encombrés par leur existence, entre soumission et renoncement, malgré de maladroits sursauts pour se battre, s'enfoncent dans le malheur, se précipitent vers un désastre annoncé ou reviennent de l'horreur en morceaux.

Rien n'est simple, il faut chercher ailleurs les gentils qui gagnent et les méchants punis. Victimes et bourreaux sont interchangeables : la femme battue qui espère, imagine, la disparition de son époux (Alice attend) ; la bande de voyous avinés endossant pour la presse un rôle héroïque quand leur souffre-douleur habituel, technicien de surface arabe, sera tabassé par un fasciste (Tête de turc) ; l'innocent – L'innocence dans mon milieu, personne n'y croit ; c'est comme les contes de fées : réservé aux enfants, aux rentiers, ou aux débiles légers – libéré après avoir purgé sa peine et qui crie vengeance (Présumé coupable).

Parfois, en bout de course, ils essayent de (se ?) donner le change : une jeune femme, grosse et complexée, passe à répétition une annonce dans les journaux pour trouver l'homme idéal en se faisant passer pour ce qu'elle n'est pas . « Elle a ouvert et c'était lui. (...) L'important c'était d'être venu, avec des fleurs, défraîchies, et des tennis sales aux pieds. Malgré cela il avait l'air sûr de lui, au-dessus du lot, il lui inspirait confiance, ce n'était pas le genre à aimer les gens. Elle s'est sentie proche de lui. » (L'homme qu'il me faut) ; une autre, défigurée et licenciée suite à un grave accident, joint la photo d'une jolie femme à son CV pour obtenir un emploi et ce sont les facéties de Mickey à Marne-la-Vallée qu'elle trouvera sur son chemin (Cas de figure 38) ; Lilas, étudiante désargentée réduite à faire le tapin pour survivre, se dédouane en triant les clients occasionnels sur des critères très personnels (Lilas ou les règles de l'art).

D'autres s'embourbent dans leurs obsessions ou leur souffrance comme cet homme qui pense être sans cesse poursuivi avant de transformer sa pathologie en passion très lucrative pour la photographie instantanée grâce au zèle exemplaire d'un agent très impliqué (Plaie d'agent) ou un rescapé des camps, brisé, de retour vers sa femme sur l'île de Brehat qui abrita leur bonheur. « Quand je repense à nous, je vois deux grosses poupées molles et souriantes qui se tiennent par la main, se fixant avec la même expression imbécile, ignorantes du monde alors que c'est lui qui les tient, qui à son gré les lie ou les sépare, les déchire et les éventre. » (Revenir).

Au détour de ces nouvelles, les mères ne sont pas obligatoirement affectueuses (Mergitur), le Téléthon local au bénéfice d’Anatole – blondinet aussi attachant qu'un ours en peluche et à peine plus remuant. Un ange. – tourne à la mascarade où chacun rivalise d'escroquerie (Le syndrome du père Noël) et il arrive que dans une existence lisse on pète les plombs (En toutes lettres, Conduite accompagnée). Le pire, la mort le plus souvent, est en fin de compte, ici, au rendez-vous mais rien que des situations plausibles et réalistes générées par la machine à broyer d'un monde inhumain de pauvreté, de racisme, de trafics en tout genre et de guerres.

Le personnage du comptable est la victime dans les deux meilleures nouvelles du recueil, avec une violence réelle ou symbolique et une cruauté poussée à son comble. Dans Zoologiques, un homme chargé de l'entretien du zoo a l'intuition d'un drame en préparation chez les babouins dont il s'occupe : le singe souffre-douleur du groupe bénéficie depuis quelque temps des faveurs inattendues et suspectes de ses congénères. L'homme troublé confie ses inquiétudes à son ami Jean-Claude, lui-même victime, quand il était comptable, des moqueries de ses collègues de bureau. Quand ceux-ci se sont mis à rivaliser de gentillesse envers lui, l'annonce de son licenciement a suivi de peu. Malgré la similitude de leur situation, Jean-Claude ne semble pas s'intéresser beaucoup au sort du pauvre babouin. Mais à victime, victime et demie, difficile d’échapper à son destin. Le comptable du second récit (Converti en grammes), père d'une heureuse famille juive, accepte en échange d'une augmentation substantielle de se retrancher du monde pendant cinq ans pour se consacrer entièrement à la comptabilité de l'Etat, aveugle à la nature même de ses calculs. « Toute la journée, le comptable compte. Il additionne, il compile, il convertit, il répartit, il consolide. (...) Il ne se pose pas de questions : il a le plus grand respect pour le secret qui entoure son travail. Secret d'Etat, se dit-il avec une jubilation forcée. » A sa sortie, sa surprise sera terrible.

L'auteur use magistralement dans ces nouvelles courtes et grinçantes de la chute brutale, style électrochoc, et de l'effet de surprise. A la fin d'un récit sans compassion, à la manière d'une dissection à vif, le couperet efficace, impitoyable, tombe sans prévenir et nous laisse anéantis. Il y a dans ces tragédies trop humaines une ambiguïté singulière et une cruauté assumée qui bousculent. Le climat inquiétant de froide absurdité qui baigne ce recueil d'une unité thématique absolue n'est pas sans rappeler celui de certains récits de Kafka. Le lecteur, pris par le compte à rebours, fasciné par la crudité de ces tableaux désespérés, reçoit en pleine face les pires atrocités mais, par moments, provoqué par l'humour noir décapant d'une formule ou d'une phrase, il décompresse d'un rire bref, jaune, vaguement honteux d'oser trouver ça drôle.

Ces nouvelles, mécaniques à décortiquer la souffrance d'une confondante efficacité, portées par un remarquable sens de l'observation, une écriture travaillée, épurée mais vive, précise et incisive, font mouche. On se laisse à la fois, émouvoir par cette collection d'êtres en détresse que la vie a fait basculer et se perdre et fasciner par la force destructrice de ce couteau que l'auteur remue consciencieusement dans la plaie de nos folies.
Un livre extrême.

Dominique Baillon-Lalande 
(01/01/08)    



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Editions Gallimard
160 pages - 13,50 €


"La collecte des monstres", dans certaines régions, c'est "le ramassage des encombrants" .






Emmanuelle Urien
est née en 1970 à Angers.
La collecte des monstres
est son troisième recueil
de nouvelles.




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de l'auteur :
www.emmanuelle-urien.org





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