Olen STEINHAUER

36, boulevard Yalta



Olen Steinhaueur est américain. Lors d'un séjour prolongé en Roumanie - un semestre d'études obtenu grâce à une bourse universitaire - il imagine de bâtir une série policière autour d'un commissariat situé quelque part en Europe de l'Est qui traverserait un demi-siècle d'histoire à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale et dont chaque roman serait représentatif d'une décennie. Un concept original dont le premier volet, Cher camarade, est sorti en avril 2004, et le second, Niet camarade, en février 2005. Voici le troisième...

Après avoir porté sa série sur les fonts baptismaux par l'entremise d'un jeune homme de 22 ans, Emil Brod, qui s'aventurait dans la vie civile après la guerre en intégrant la Première section de la Brigade criminelle de la Capitale, Olen Steinhauer poursuivait avec un récit à la première personne cette fois, une pseudo-confession écrite par l'inspecteur Ferenc Kolyeszar - que l'on voyait déjà dans Cher Camarade s'efforcer de taquiner la Muse - et censée être publiée bien longtemps après les faits, survenus en 1956. Le point d'ancrage de l'intrigue restait ces bureaux de la Section criminelle de la Milice du Peuple où nous avions pénétré à la suite d'Emil Brod en 1948. Avec 36, Boulevard Yalta, nous quittons la Capitale pour Vienne - et, par la même occasion, le polar pour le roman d'espionnage. Changement de genre, changement de forme aussi : c'est ici un journal qui nous est livré, non pas "intime" mais comme rédigé au jour le jour par un narrateur anonyme, qui cependant aurait le regard de Brano Sev, agent de la Sécurité d'Etat en poste à la Section criminelle que les autres policiers n'aiment guère et qu'ils ostracisent d'autant plus qu'ils le craignent. A chaque tome est ainsi donnée la "teinte" du protagoniste sur lequel il est centré.

En juillet 1966, Brano Sev est envoyé à Vienne afin d'identifier puis d'éliminer un agent double surnommé "Gavrilo". Mais il faillit à sa mission : si "Gavrilo" trouve bien la mort, ce n'est pas grâce à lui ; il s'était oublié dans les bras de Dijana Frankovic. Il est aussitôt rapatrié et déchu de sa fonction au Ministère de la Sécurité. Il parvient toutefois à éviter l'internement en camp de travail grâce à l'intervention de son supérieur et ami le colonel Cerny, et devient simple camarade ouvrier sur la chaîne de montage de l'usine Pidkora, où il [branche] des fils électriques dans des appareils de mesure pour que les machines de l'agriculture socialiste ne tombent jamais en panne. Cinq mois plus tard, Laszlo Cerny en personne vient le tirer de là et lui propose rien moins qu'une opportunité de réintégrer le Ministère. Il lui faut surveiller un certain Jan Soroka, soupçonné de vouloir passer à l'Ouest avec sa femme et son fils. Lieu de la "surveillance" : Bobrka, village natal de Sev. Mais une fois là-bas, tout part en vrille : un livreur de lait alcoolique est assassiné, un couple disparaît - et Brano est le suspect idéal. Alors il fuit avec les Soroka et atterrit à Vienne. Passé à la question par les autorités autrichiennes, puis hébergé à titre de réfugié, il entame une nouvelle vie, toute de routine et de rituels étranges, épié sans relâche par des agents autrichiens. Il fréquente une communauté d'exilés, retrouve le corps sculptural de Dijana Frankovic mais se laisse insensiblement ronger par le doute. Alors même qu'il n'a rien perdu de ses réflexes d'espion, qu'est-il devenu ? Est-il encore le major Brano Sev ? A-t-il encore foi dans le socialisme ? Dans son pays ? Qu'a-t-il fait de sa vie affective, lui qui ne s'est jamais marié ? Comme pour l'ébranler davantage, au charme de Dijana s'ajoutent de désagréables résurgences du passé...

Agents doubles, dormants, comploteurs, résidents, espions et contre-espions pullulent, se croisent et s'interceptent ; les subterfuges sont légion et toute cette population qui engage à Vienne un curieux ballet où personne n'est ce qu'il paraît être est régie par la suspicion, la méfiance, le doute et le faux-semblant. Bienvenue dans le monde du Renseignement, où la confiance en l'Autre n'est certainement pas le maître mot...
A l'instar de Brano Sev, le lecteur est sans cesse poussé vers telle ou telle interprétation des faits avec, à l'esprit, les mêmes questions que le héros. Il est tenu en haleine, et ce de main de maître mais, curieusement, ce n'est pas de "suspense" dont il s'agit - ce mot suppose plutôt une trajectoire narrative en ligne brisée, procédant par interruptions et rebondissements successifs. Ici l'on est dans la morne continuité ; une sorte de grisaille perpétuelle, de nébuleuse... Non qu'il ne se "passe rien" - certaines scènes sont même tendues à l'extrême, par exemple lorsque les Sokora et Sev traversent les marais pour passer en Autriche - mais l'écriture, et le découpage du texte en journées instaurent une uniformité rythmique oppressante, une atmosphère compacte qui amène à fleur de récit cet état d'esprit particulier de l'espion fait de vigilance, de doute, de peur, de tension continuelle dont il ne doit jamais se départir s'il veut rester en vie. Et si l'on peut qualifier le roman d'introspectif, ce n'est pas seulement parce que Brano - paradoxalement victime par deux fois de pertes de mémoire - se plonge à plusieurs reprises dans ses souvenirs et questionne ses motivations, mais parce que le récit a la texture d'un état d'âme. D'ailleurs, il est régulièrement ponctué par le mot zbrka, un terme serbe laissé intraduit, qui désigne un sentiment confus proche du "mal du pays", de la mélancolie, de la nostalgie, et mâtiné de regrets - un sens aussi indéfinissable que le mot est imprononçable pour nous autres francophones... et dont la récurrence achève d'approfondir la grisaille ambiante.

L'écriture est étonnamment minimaliste ; cultivant le demi-mot, l'allusion voilée et la phrase elliptique, elle est d'une densité remarquable ; il est rare qu'entre des mots si simplement agencés circule autant de sens.
Le temps est un instrument formidable que l'on peut utiliser de bien des façons [...] Personne ne parlait. Le temps, et le silence.
Il n'est pas question d'attribuer ce caractère puissamment évocateur au "style" d'Olen Steinhauer puisque l'on a affaire à une traduction, mais si l'on tient compte que l'on éprouve la même sensation à la lecture des trois romans alors que le traducteur de 36 boulevard Yalta n'est pas celui de Cher camarade ou de Niet camarade, il semble clair que la version française a su, dans tous les cas, rester transparente aux traits stylistiques d'origine et restituer en français ce qui fonde l'essence de l'écriture de l'auteur.

Si les romans d'Olen Steinhauer sont à l'évidence ancrés dans le réalisme et la précision historique, ils affichent aussi leur caractère fictif. Ainsi pourra-t-on penser qu'en maintenant dans l'anonymat le pays et la Capitale où il situe son commissariat, l'auteur cherche moins à dessiner une sorte d'archétype de la nation socialiste d'après-guerre qu'à affirmer qu'il écrit en romancier et non en documentariste.
Qui pensait, derrière cette série, ne découvrir autour d'affaires policières qu'une banale scrutation des effets du temps passant sur un petit groupe de personnages récurrents avec, en toile de fond, une peinture de ce que fut l'Histoire dans un Etat socialiste passé sous contrôle soviétique sera bien obligé de réviser ses conjectures : en trois romans, Olen Steinhauer montre non seulement qu'il maîtrise à la perfection diverses formes narratives, mais qu'il sait offrir de la variété sans déroger aux contraintes qu'il s'est imposées au départ. Et qu'il réfléchit, dans le tissu même de ses romans, à l'acte d'écrire - à travers Ferenc Kolyeszar, bien sûr et, plus subtilement, à travers Brano Sev : agent de renseignement lui-même suivi et guetté à toute heure du jour et de la nuit, ne peut-il pas se percevoir comme une métaphore de l'écrivain, cet espion sans scrupules qui épie ses personnages et ne quitte pas leurs basques, n'hésitant jamais à disséquer leurs sentiments les plus profonds ?

Outre un roman d'espionnage de la meilleure veine, qui joue à merveille des ficelles du genre et réserve des éléments de surprise jusqu'aux dernières pages, 36 boulevard Yalta est un bel hommage à Vienne, dont on arpente les rues dans le sillage de Brano Sev, et un magistral objet littéraire. D'abord en lui-même, et aussi en tant que partie d'un tout : il constitue un nouveau témoignage du talent d'Olen Steinhauer qui, tout en inscrivant ses romans dans une suite cohérente, parvient à insuffler à chacun suffisamment de caractère et de singularité pour ne pas donner l'impression que les limites imposées par le concept de sa série creusent des ornières où iraient peu à peu s'enterrer les récits au fil des publications.

Isabelle Roche 
(27/02/07)    

Vous pouvez aussi lire régulièrement des articles d'Isabelle Roche sur le site www.lelitteraire.com


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Noir & polar








Editions Liana Levi, 2007
384 pages, 20 €

Traduit de l'américain par
William Olivier Desmond


www.lianalevi.fr





Olen Steinhauer,
américain, vit aujourd’hui en Hongrie. Sa série policière met en scène un même commissariat soviétique sur cinquante ans, à raison d’un roman par décennie. 36, boulevard Yalta en est le troisième volet, après Cher camarade (2004) et Niet camarade (2005).






Cher camarade
et Niet camarade
ont été traduits
de l'américain par
Françoise Bouillot




Le premier volet de la série, Cher Camarade, vient de sortir en format poche, dans la collection "Folio policier" des éditions Gallimard.