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Anne Serre se livre ici à un superbe exercice de style, traitant d'un
sujet grave, l'inceste et la pédophilie (termes jamais employés
par l'auteur), avec la légèreté d'un conte pour enfants.
Du moins en est-il ainsi dans la première partie où tout semble
beau, innocent et pur plaisir. La narratrice (chez Grimm, le tailleur avait trois fils, ici ce sont trois
filles) évoque cette vie de famille totalement libre et sans tabou qu'elle
menait vers 1970 avec ses deux surs, éduquées par des parents
refusant toutes limites. La première fois que je vis mon père
vêtu en fille, j'avais sept ans (première phrase du livre).
Maman était nue la plupart du temps. Ils faisaient avec nous des choses
qu'il est absolument interdit de faire avec des enfants. Peu à peu,
comme dans les affaires qui ont défrayé la presse ces dernières
années, d'autres personnes, les " alliés ", se sont
jointes à ces bacchanales : une amie de la mère, le médecin,
l'opticien, l'agent d'assurance et même les psychologues chargés
de les examiner
Tout cela se passe dans une belle maison que l'auteur nous présente
d'une écriture toujours précise, délicate et poétique.
Une maison partout confortable me paraît ennuyeuse, une maison partout
solennelle ou partout désordonnée, bien autant. Notre maison était
évidemment pareille à un corps, pareille à une âme,
avec ici ses désordres, là ses lacs de calme, ici encore sa froideur,
et là, sa profondeur veloutée. Et dans cette maison, il y
a un meuble qui joue un rôle essentiel, une immense table toujours
cirée et brillante comme un lac gelé, une table qui en a supporté
des choses et qui aurait beaucoup à dire si elle pouvait parler. Et finalement
c'est un peu ce qui se passe, l'image de cette table aidant la narratrice à
évoquer son passé et les propos de sa mère qui parlait
bien, souvent comme un oracle, et j'ai pensé parfois qu'en mettant bout
à bout chacune de ses paroles, je formerais un livre. Mais il me faut
l'appuyer, elle, contre le disque glacé de la grande table tantôt
ronde tantôt carrée, toujours veloutée, toujours sombre,
de la salle à manger, pour retrouver ces mots qu'elle nous disait. Comme dans les contes, les enfants doivent quitter la maison et découvrir
le vaste monde. C'est à quinze ans que la narratrice s'en va, sans autre
but que l'errance et la solitude. Je mentais car j'avais toujours menti.
Je m'inventais d'autres noms, d'autres vies. C'est ainsi que je me rappelle
avoir dit à un homme qui m'avait prise en auto-stop que j'étais
la fille d'un peintre célèbre parce que je venais de voir une
affiche annonçant une exposition de ce peintre célèbre.
Je brouillais les pistes afin de pouvoir être seule. La Normandie,
la Provence, l'Italie
Voyage initiatique où se multiplient les
rencontres, où il faut apprendre à vivre, à se construire,
malgré et avec le vécu de l'enfance. Longtemps je fus abstinente.
À l'âge où la jeunesse commence à s'émouvoir,
à frémir, à se frotter à l'autre, j'étais
privée de corps comme je l'étais de sentiments. Le langage, seul,
me reliait à ma vie d'autrefois ; c'est peut-être pourquoi il me
plaisait tant. Une troisième partie, fidèle aux contes, ramène la narratrice
vers les lieux de l'enfance, vers une de ses surs puisque les parents
sont morts, et lui permet de trouver enfin que le monde avait une cohérence
ensorcelante. Serge Cabrol |
Sommaire Lectures Verdier (Août 2012) 64 pages - 6,80 €
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