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Philippe SÉGUR


Vacance au pays perdu



Je m’étais résolu à changer de vie de façon radicale.

Le narrateur, graphiste spécialisé dans le packaging de produits alimentaires, ne supporte plus de concevoir à longueur d’année des emballages de thon au mercure, de mayonnaise à la dioxine, d’œufs bourrés de pesticides. C’est incompatible avec ses convictions profondément végétariennes et son souci de la protection de l’environnement.
J’étais devenu un agent du suicide collectif.
Un petit Goebbels qui vendait la mort en barre.


Côté famille, il craque aussi devant les besoins sans cesse grandissant de ses trois enfants et leur appétit pour tout ce qui est à la mode. La société de consommation ne les offusque pas. Leur mère non plus, d’ailleurs, qui fait les courses sans états d’âme et gère la vie collective avec calme, efficacité et une bonne dose d’ironie qui lui permet d’affronter sereinement les angoisses de son mari.

Pour lui, cette fois-ci, c’est trop, rien ne va plus, il faut partir.
L’auteur nous fait souvent sourire au fil du livre par d’espiègles télescopages entre les grandes résolutions du narrateur et la modestie des moyens mis en œuvre.
Il fallait que je rompe pour de bon avec le système, dit-il, et on le trouve dès la première page du roman sur la route de l’aéroport pour un voyage d’une semaine.

Mais où va-t-il donc pour rompre avec le système ?
Le choix a été difficile.
J’ai tapé « loin et pas cher » sur internet. L’ordinateur m’a affiché une page sur les méthodes de suicide. Je suis revenu au moteur de recherche. J’avais envie d’ailleurs, mais pas à ce point.
C’est alors que j’ai eu une idée géniale.
J’ai écrit « désastre touristique » dans la lucarne.
Et l’écran a affiché : Albanie.


Et c’est là, dans cet Etat minuscule, coincé dans les Balkans entre le Monténégro, la Serbie, la Macédoine et la Grèce que va se dérouler l’essentiel du roman.

Le narrateur ne part pas seul. Il est accompagné par son Cricri, un ami dont on se demande parfois s’il existe vraiment ou s’il n’est que le criquet qui accompagne Pinocchio dans son voyage, sa conscience, son double, une invention de l’esprit. En tous cas, c’est un ami indéfectible, sur qui notre grand voyageur peut compter en toutes circonstances, les meilleures comme les pires. Et les pires ne vont pas manquer, du moins dans l’esprit du héros, sujet à toutes sortes d’angoisses dès qu’il faut se nourrir, se loger, changer de l’argent, se déplacer… Il ne cesse d’osciller entre enthousiasme et désespoir.
Les errances et les conversations des deux compères les rapprochent très souvent de Bouvard et Pécuchet et ils partent avec en tête un véritable dictionnaire des idées reçues concernant l’Albanie.

L’auteur explique le choix du pays dans une postface où il évoque son propre voyage en Albanie, ses motivations et les réactions de son entourage.
Le discours officiel était lui-même alarmant : les pouvoirs publics français déconseillaient purement et simplement d'y aller. Corruption, bandes criminelles, pratique de la vendetta, le pire était à craindre s'il fallait en croire l'opinion courante. C'est, d'ailleurs, cette première approche par ouï-dire, entre inquiétude et incompréhension, qui a servi à élaborer le personnage du narrateur du roman.
À mon arrivée à Tirana, j'ai pourtant trouvé une réalité fort éloignée de tout stéréotype. […] La simplicité, la disponibilité et l'hospitalité du peuple albanais surprennent lorsque l'on vient de régions où ce sens de la civilité, cet usage généreux du temps pour la considération de l'autre, se sont peu à peu perdus.


Ce décalage entre le pays imaginé et le pays réel, entre les craintes et le vécu, nourrit l’irrésistible humour du roman. A cela s'ajoutent quelques pincées de fantastique pour renforcer l’aspect « extraordinaire » du voyage et le côté « conte philosophique » du livre. Par exemple, Cricri communique par téléphone avec son père qui se révèle capable de leur indiquer, sans avoir jamais mis les pieds en Albanie, comment trouver une église byzantine ouverte quand toutes celles qu’ils rencontrent ont des portes bouclées par des chaînes.
Je me suis arrêté. Je l’ai regardé descendre. Les bras m’en tombaient.
- Ton père… j’ai répété, médusé.
- C’est parce que nous sommes très proches, il m’a répondu. On n’a aucun secret l’un pour l’autre.


Le narrateur aussi échange des SMS avec son épouse mais surtout pour lui signaler sobrement et avec panache les nouvelles catastrophes passées ou à venir.
« Traversée épouvantable sur rafiot sans fauteuils. Pays lugubre et détruit. Début prometteur. »
Les réponses ne laissent pas transparaître d’angoisse excessive.
« Commencé ce matin un roman de Kadaré. Pas du tout la même vision que toi de l’Albanie. Pays hospitalier, généreux et aimable. Tiens bon quand même, mon chéri. On t’embrasse. »

On voyage, on s’amuse, on réfléchit sur la pesanteur des idées reçues… Bouvard et Pécuchet sur les traces de Zadig… Voilà des cousinages qui n’ont rien de désobligeant. Philippe Ségur poursuit son parcours d’écriture en offrant à chaque livre de nouvelles facettes de son talent. Un auteur à suivre…

Serge Cabrol 
(11/09/08)    



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Lectures








Buchet-Chastel

(Août 2010)
256 pages - 19 €



Livre de Poche

(Février 2010)
216 pages - 6,60 €







Philippe Ségur,
né en 1964, professeur de droit constitutionnel à Perpignan, a reçu plusieurs prix littéraires pour ses romans, notamment le Renaudot des lycéens pour Métaphysique du chien.



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