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Leïla SEBBAR

Les femmes au bain



Une troublante fiction qui se démarque des derniers ouvrages plus autobiographiques de l'auteur comme Mes Algéries en France ou Je ne parle pas la langue de mon père.

Ce récit à la fois violent et sensuel nous fait pénétrer dans l'univers clos du hammam, « ce jour du bain où la haine n'est pas encore dans les chambres chaudes, les femmes après la courte sieste parlent sans surveillance ».
A tout âge, elles racontent, ou rêvent, l'amour illicite, le plaisir, l'amant magnifique. « Au bain, je les entends. (...) Je sais de qui elles se parlent. Toujours de l'étranger aperçu, l'étranger d'à côté, le presque cousin qui n'est pas le cousin (...) il est jeune, toujours, et beau, pas d’épouse, pas d’enfants ». Tenues à l'écart de la vie sociale et des fêtes, là est l'endroit majeur où elles s'échangent les rumeurs, les informations sur le monde extérieur au foyer domestique. « Si elles ne sont pas admises à ces jours, à ces nuits de joie, toujours l'une d'elles, discrète a vu, toujours une domestique raconte au bain où se mélangent les femmes du palais et les femmes du peuple ». « Les femmes au bain réclament les mots, vérité et mensonge, de la vieille négresse, les mêmes, elles ne se lassent pas. » Dans la brume du hammam, les histoires individuelles de tous les lieux du Magreb et de toutes les époques se mêlent. On est dans le passage d’un monde à l’autre, de la tradition à la modernité. Les femmes au bain s'aiment, se disent, résistent à l'arbitraire de la tribu, aux mariages arrangés, s'évadent de cette cage que les familles ont forgée pour elles. La colère ou la révolte sourdent parfois, mais elles sont adoucies par la langueur du bain, par le miel des paroles.

Dans ce bruissement feutré, se distingue la voix intérieure d'une jeune femme, jamais nommée, nourrie aux livres de la bibliothèque du père, électron libre dans cette société codifiée à l'extrême, femme en fuite perpétuelle, en quête d'un ailleurs où régnerait la connaissance, belle dont l'étranger de sang a été incarcéré par la faute de cet amour même. Une rebelle qui échappe à l’enfermement intellectuel ou sentimental et s'oppose à cette société patriarcale traditionnelle et à son intégrisme religieux.
« Je voudrais la lumière, l'impertinence, non pas cette violence qui nous détruit, et nos vies se passent dans l'ennui, la résignation, sans amour. Je ne suis pas de la tribu des femmes qui obéissent ». (...) « Ces hommes-là ont interdit les bains, douceur et volupté, les femmes doivent souffrir depuis la naissance jusqu'à la mort, non pas au service de dieu, au service des hommes, père, frères, mari... (...) Et la longue robe disgracieuse, empruntée à quel pays du Machrek ou du Magreb, imposée avec le déferlement religieux, au nom d'un dieu que je ne reconnais pas, il a brûlé les âmes, arrêté les mots et les vers, décapité les corps des résistants et des résistantes, éventré, égorgé. Ces années ont tari les sources du pays, asséché les fontaines, détruit l'intelligence et la beauté »

« Ils ont plastiqué des hammams, menacé de mort les femmes qui tenaient un salon de coiffure, attaqué les musiciens lors des mariages, pas de musique, ni chants ni danses, c'est impie. Le chant des oiseaux lui-même est impie. Les cages ont été écrasées à coups de barres de fer et les oiseaux dans les arbres sont les seuls qui chantent encore aujourd'hui, quoi qu'il arrive aux hommes et aux femmes. »

Face à ces femmes niées, les bourreaux, tout aussi perdus malgré leur pouvoir s'ingénient à « tromper le peuple, le terroriser, l'affamer, pas trop, sinon c'est la révolte du pain, accaparer les richesses, les placer au mieux pour le mieux pour le bien de ceux qui gouvernent : un labeur qui épuise. Ces hommes-là méritent la douceur et la beauté des femmes. Étrangères très blanches et très blondes (...) Les femmes de l'Est dansent l'orientale jusqu'à l'aube, les hommes qui ne sont pas endormis les emportent dans leurs bras comme s'ils les enlevaient » (...) « Dignitaires et marchands, ils ont besoin de caresses et d'affection. Les épouses ne veulent rien faire ou elles ne savent pas, des épouses sans imagination. Ils réclament des jeunes filles innocentes, on leur dit qu'elles sont sans taches, on le répète, ils le croient, des vierges. (...) Désespérément ils demandent, ils paieront très cher, des jeunes filles préservées. Des limiers chargés d'or les recherchent. »

Au détour de ces récits, on retrouve des thèmes chers à l'auteur comme l'exil, la problématique de la langue paternelle, le choc des cultures, la lutte des femmes... Pas si éloigné que cela des autres livres de l'auteur à bien y regarder.
L'emploi du langage oral, l'utilisation d'un certain flou, l'usage de la lenteur, utilisés comme une langue intérieure font à merveille passer les émotions. Entre conte et pamphlet, ce récit rend palpable la complicité de l 'auteur avec ces femmes à la sensualité et la liberté bridées qui tentent d'exister de l'autre côté de la Méditerranée, ses sœurs de cœur, mais aussi sa colère face aux machismes et aux intégrismes de toutes natures.
Un beau roman, singulier, qui, une fois que l'on a su s'installer au hammam avec ces femmes et se laisser porter par leurs paroles, sait à la fois nous émouvoir et nous mobiliser pour la défense, partout, des droits de la femme.

Dominique Baillon-Lalande 
(14/04/07)    



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Ed. Bleu autour
88 pages, 12 €


www.bleu-autour.com



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