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Anna SOLER-PONT & Asha MIRO

Traces de santal



Deux familles pauvres : l'une habite en Inde, l'autre en Éthiopie.
En 1974, dans un petit village du Maharashtra en Inde, deux orphelines Mouna et Sita, âgées respectivement de huit et trois ans, face à l'impossibilité économique de leur tante à tenir la promesse de prise en charge faite à la mère avant sa mort, se retrouvent séparées. La plus jeune est confiée à des religieuses catholiques ; quant à l'autre, elle sera quelques années plus tard vendue pour une poignée de roupies à un atelier de tissage.
« Tous marchaient pieds nus, étaient sales, les cheveux pleins de poux. Ils avaient entre six et quatorze ans. (…) La routine de cet endroit sinistre et la dureté de ceux qui en avaient la charge rendaient impossible toute fuite. Dans cette prison, on avait enfermé des filles et des garçons innocents sans la moindre explication. La peur était tangible. Pourquoi les adultes qui venaient livrer les commandes de laines de toutes les couleurs ne disaient-ils rien ? Pourquoi faisaient-ils comme s'ils ne les voyaient pas ? (…) Toute la salle gardait le silence. Les mains des garçons et des filles apeurés, assis sur les échafaudages, se mouvaient en tremblant entre les fils de laine. C'était une vraie torture. Quelque chose d'insupportable. »
Tandis que Mouna se retrouve ainsi victime d'un esclavage qui ne dit pas son nom, dans la fabrique de tapis d'abord puis comme servante dans la maison des Raghavan, une riche famille de Bombay, Sita réalisera son rêve – « Sœur Valentina, est-ce que tu ne pourrais pas m'offrir des parents si je te rends la robe ? » –, sera adoptée par un couple de Barcelone.

Au même moment, à des milliers de kilomètres de là, dans cette Éthiopie qui vient de vivre un coup d’État militaire contre l’empereur Hailé Sélassié et se trouve en guerre contre la Somalie, Solomon, orphelin de huit ans livré à lui-même, doit quitter Addis-Abeba comme l'a fait précédemment sa sœur aînée. Sa condition de jeune orphelin éthiopien dont le père est mort pour la patrie, lui permet de bénéficier d'un programme d'émigration vers un pays ami et d'être accepté à Cuba pour y être scolarisé. Le voyage sur terre et sur mer est périlleux, la tuberculose et la malnutrition ravageuses, mais Solomon survivra à tous les dangers. C'est un garçon solide, passionné de dessin et consciencieux, qui s'adaptera sans difficultés au régime quasi-militaire de l'internat où il restera jusqu'à l'obtention du diplôme d'architecture qu'il convoite depuis l'enfance.

L'histoire fait ensuite un bond de trente ans pour nous permettre de retrouver Solomon, architecte en Éthiopie – « Il fallait faire quelque chose pour que le pays s'en sorte, pour qu'un jour s'installe une vraie démocratie, pour qu'il y ait de l'eau et de la nourriture pour tous, pour que les Éthiopiens dépassent l'espérance de vie moyenne de quarante-neuf ans. » –, Mouna, devenue star de Bollywood, et Sita, médecin à Barcelone. Trois adultes dont les routes, au-delà des frontières et des cultures, entre Bombay, Barcelone et Addis-Abeba, vont se croiser.
« – Si nous ajoutions l'histoire de ma soeur à la tienne et la mienne, il y aurait de quoi faire un film !
– Malheureusement, dans le monde il y a trop d'histoires comme les nôtres... et vues d'ici, elles semblent invraisemblables.
 »

De nombreuses ellipses dans le destin de ces trois personnages quittés enfants et retrouvés à l'âge adulte et le choix d'entrelacer leurs trois histoires en ne s'arrêtant jamais longtemps sur le vécu de chacun, rendent quasi-impossible l'empathie avec eux mais la force de ce roman est ailleurs. Le but n'est pas ici de faire pleurer dans les chaumières. Derrière la misère de l'Inde et la guerre d'Éthiopie, au-delà de la douleur inconsolable d'être orphelin en bas âge, c'est peut-être d'avantage la condition de l'enfant dans des pays émergents confrontés à des turbulences historiques et/ou aux effets de la mondialisation, le rôle salutaire des organisations humanitaires s'occupant de l'enfance dans ces pays en difficulté et la nécessité de l'accès à l'instruction pour tous, qui sont ici abordés. Ce sont aussi les problématiques de l'exil et de la reconstruction, de l’adoption d'enfants déjà grands appartenant à d'autres cultures, qui irriguent le récit de part en part. Si les auteurs, dans cette histoire polyphonique sont en phase directe avec l'histoire mouvementée du vingtième siècle et le déséquilibre Nord/Sud, ils s'attachent tout autant à retracer la genèse et le poids des rencontres, provoquées ou soumises au hasard, qui construisent aussi les existences.
« Il est curieux de penser combien de choses ont dû arriver pour que deux personnes se rencontrent. »
Au détour des pérégrinations des personnages, on glane des renseignements sur la culture traditionnelle indienne ou éthiopienne mais aussi, de façon rapide, sur le monde de l’industrie cinématographique indienne de Bollywood, celui de la recherche en paléoanthropologie, sur le quotidien des quartiers musulmans de Barcelone ou sur les principes d'urbanisme qui accompagnent l'émergence des nouveaux quartiers d'Addis-Abeba...
On est surpris, à la lecture de ce roman, du décalage entre la dureté des situations et l'optimisme assumé des auteurs. Mais peut-être le destin improbable de Mouna la star et le happy-end façon conte de fée qu'elles ont concocté, ne sont-ils là que pour permettre au lecteur de percevoir l'humain derrière les victimes, d'accréditer l'espoir d'un avenir meilleur possible et la nécessité d'une détermination sans faille pour l'obtenir, quels que soient les obstacles rencontrés lors du voyage.

Asha Miro, née en Inde, a été adoptée par une famille espagnole en 1974 et sa complice Anna Soler-Pont a, quant à elle, adopté une petite fille il y a une dizaine d'années. Est-ce la résonance avec leurs propres histoires qui donne à ce roman à plusieurs mains sur le sauvetage de vies condamnées d'avance au pire et triomphant du malheur qui aurait pu n'être qu'une romance populaire, une tonalité toute différente, faite d'un mélange de pudeur, de sensations, d'optimisme, d'intensité et de profondeur ?
Qu'importe, Traces de santal, déjà traduit dans une quinzaine de langues, est un livre vibrant d'humanité et d'intelligence, qui pose avec justesse des questions qui, de près ou de loin, nous concernent tous. A découvrir absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/12/10)    



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Editions Buchet-Chastel

360 pages - 23 €



Roman traduit du catalan
par
François-Michel Durazzo